UNE PAIX AU GOûT DE CENDRES
par Claire Tréan
Le Monde, le 1er novembre 1995
VIENT UN JOUR où la guerre s'arrête. Quatre ans et demi ont
passé depuis les premiers combats entre l'armée fédérale yougoslave et ceux qui, dans les républiques fédérées, avaient décidé de se libérer du joug de Belgrade. Quatre ans et demi d'une guerre itinérante, qui déserta après quelques semaines une Slovénie dont la chance était d'être peuplée uniquement de Slovènes; d'une guerre qui s'absenta de Croatie au bout de quelques mois, sans y faire place pour autant à la paix entre Croates et Serbes; d'une guerre qui, depuis, n'a cessé de déchirer la Bosnie. Non seulement une guerre entre armées, mais la guerre d'une année (serbe) contre des civils; des populations persécutées, des villages brûlés, des villes assiégées, affamées, bombardées, des enfants massacrés, des dizaines de milliers de morts, trois millions de personnes déplacées... Quatre ans et demi, ou presque, d'atermoiements de l'Occident face à l'outrage.
La guerre est suspendue depuis que le cessez-le-feu s'est finalement imposé dans l'ensemble de la Bosnie, il y a deux semaines à peine. Si tout se passe selon le voeu des Occidentaux, un nouveau chapitre de l'histoire de l'ex-Yougoslavie devrait s'ouvrir le ler novembre en terre
américaine, sur une base militaire de l'Ohio où seront accueillis en fanfare les trois principaux protagonistes du drame et leur suite. en premier, le président serbe Slobodan Milosevic, encore récemment thuriféraire du projet de Grande Serbie et criminel de guerre en chef, mais devenu, du fait de sa responsabilité dans les conflits et de son intérêt nouveau pour la paix, le pivot d'un règlement global (engageant les trois républiques de Serbie, de Croatie et de Bosnie) ; en deuxième, le président croate Franjo Tudjman, bardé de ses succès militaires et électoraux, mais dont les convictions démocratiques pour le moins contestables ont fini par éveiller la méfiance jusque chez les Américains; en troisième enfin, le pâle Alija Izetbegovic, représentant de ceux qui ont le plus souffert de
la guerre, niais aussi, paradoxalement, celui des trois acteurs du drame qui a le moins intérêt à la paix telle qu'elle se dessine, et qui ne saura pas, à son arrivée aux Etats-Unis, de quoi exactement il est le président. Après dix semaines de navettes entre Belgrade, Zagreb et Sarajevo, le sous-secrétaire d'Etat américain Richard Holbrooke a obtenu des trois présidents qu'ils se prêtent à un jeu assez semblable à ce qu'avait été, en 1978, Camp David. Tels Sadate et Begin, ils viendront s'exiler sur la base de Wright-Patterson, loin de chez eux, loin de la presse, des pressions et des intrigues, pour des pourparlers directs et indirects dont devrait en principe résulter - fût-ce au bout de plusieurs semaines - un règlement de leurs conflits. Le médiateur américain, qui a pu mesurer en dix semaines le côté retors de ses interlocuteurs, est resté extrêmement prudent, jusqu'à la veille de ce huis clos, sur ses chances de succès. Il est clair cependant que la probabilité d'un accord s'est accrueproportionnellem
ent à l'engagement des Etats-Unis : M. Holbrooke a de fortes chances de réussir là où les Européens, avec un plan de règlement similaire, ont échoué depuis deux ans, parce que l'affaire yougoslave est devenue depuis quelques mois un enjeu électoral pour l'administration américaine, qui fait très fortement pression. Sur le terrain, les dernières batailles, perdues par les Serbes, ont en outre considérablement simplifié la négociation: ce sont autant de pourcentages du territoire bosniaque, autant de régions de Croatie (la Slavonie occidentale et la Krajina), dont Slobodan Milosevic, qui négocie au nom des Serbes sécessionnistes des deux Républiques voisines, n'aura pas à assumer directement la rétrocession. Le président de Serbie souhaite maintenant un accord qui entraînerait la levée de l'embargo économique imposé à son pays depuis 1992. Mais il lui aurait été impossible d'abandonner ces territoires ouvertement, à la table de négociation, même s'il ne fait de
doute pour personne qu'il les a, à dessein, lâchés militairement. La partie n'est pas pour autant gagnée d'avance pour M. Holbrooke. L'échec des pourparlers préliminaires qui ont eu lieu ces derniers jours sur la Slavonie orientale, principale pomme de discorde entre Zagreb et Belgrade, rappelle que MM. Tudjman et Milosevic ont les moyens de faire capoter l'ensemble du plan de paix: en l'absence d'accord sur cette région frontalière, dont la Croatie veut reprendre le contrôle aux
Serbes, il n'y aura pas de reconnaissance mutuelle entre les
trois Républiques et pas de règlement du problème de la Bosnie.
Quant à cette dernière, les pourparlers vont s'engager dans une
ambiguïté d'assez mauvais aloi. Elle reflète non seulement les intérêts contradictoires des trois principaux protagonistes, mais aussi la confusion des Occidentaux quant à l'objectif final de cette négociation qu'ils parrainent: que doit devenir la Bosnie?
DES APPROCHES DIVERGENTES
L'accord qui va être discuté portera en préambule le principe du
maintien de l'Etat bosniaque, de son intégrité. C'est acquis. C'est ce qui va permettre aux Occidentaux de sauver la face, de tenter de faire oublier qu'ils n'ont pas su empêcher le dépeçage par les armes d'un Etat européen internationalement reconnu. Mais, au-delà de cette proclamation, à quoi cet Etat va-t-il ressembler? Le plan prévoit qu'il sera formé de deux entités (la Fédération croato-musulmane de Bosnie et la République serbe de Bosnie) qui se partageront le territoire à raison de 51 % et 49 % respectivement, et qui pourront, chacune, entretenir des liens particuliers avec la République voisine, la Croatie pour l'une et la Serbie pour l'autre. Même si, après les combats de
ces derniers mois, la proportion 51-49 est à peu de chose près réalisée, les lignes de front actuelles ne peuvent pas constituer les lignes de partage entre les deux entités du futur Etat. Les Musulmans bosniaques ne l'accepteront pas, qui refusent notamment la division de Sarajevo, et il faudra donc procéder à de délicats échanges de territoires. Mais en outre, ce qui doit fédérer ces deux entités reste l'objet d'un insurmontable conflit: les Serbes vont vouloir vider les institutions centrales de toute substance, afin que soit consommé le partage de la Bosnie; les Musulmans bosniaques essaieront au contraire de leur donner consistance et ils pourraient essayer d'en faire un préalable dans la négociation. Le seul véritable intérêt des Croates est le maintien de la Fédération croato-musulmane, qui fait tampon entre eux et les zones serbes et leur permet d'exercer leur contrôlesur les musulmans de Bosnie. Ils ne s'engageront sûrement pas aux côtés de M. Izetbegovic dans son combat pour restaurer à la fois une
Bosnie unitaire et son pouvoir sur elle. Quant aux Occidentaux, dont la pression sera sans doute déterminante, leur objectif essentiel est de pérenniser la cessation des hostilités, et ils ont des approches assez divergentes sur les moyens d'y parvenir. Ils se sont engagés à déployer 60 000 hommes en Bosnie sous commandement de l'OTAN pour faire appliquer un futur accord de paix. Les Européens sont plutôt d'avis de laisser une chance à la réconciliation à terme entre les différentes communautés de Bosnie, quitte à envisager pour les institutions un processus évolutif, et c'est dans cet esprit qu'ils voudraient concevoir la force de paix. Les Américains, eux, ne participeront à cette force qu'à la condition de pouvoir la quitter dans un an
maximum, c'est-à-dire de faire rentrer les GI's aux Etats-Unis
avant l'élection présidentielle. Que se passera-t-il après ? Peu
confiants dans une hypothétique réconciliation, conscients que les intéressés ne veulent pas entendre parler d'accords de désarmement, et sans Musions désormais sur la vraie nature de la Fédération croato-musulmane, les Américains croient plutôt à la dissuasion et sont a priori davantage enclins à armer les musulmans bosniaques, à leur donner ce qu'ils ont réclamé pendant plus de trois ans de guerre: les moyens de se défendre eux-mêmes.
Deux entités administratives qui se tournent le dos, trois communautés dont les dirigeants nourrissent chacun leurs arrière-pensées, trois armées, le tout sous un toit de paille: l'édifice qui, dans le meilleur des cas, sortira des négociations de l'Ohio promet d'être une sorte de défi aux lois de l'équilibre et de la stabilité. Les combats se sont arrêtés, mais est-ce la fin de la guerre ? On n'a pas fini en tout cas de pleurer sur les décombres de la bibliothèque de Sarajevo et sur le souvenir de la Bosnie disparue.