LE NETTOYAGE ETHNIQUE, VRAI BUT DE LA GUERRE DANS L'EXYOUGOSLAVIE
Quattre millions et demi de personnes ont dû abandonner leurs foyers
Par Florence Hartmann
Le Monde, le 23 novembre 1995
A l'issue de quatre années de guerre, la politique de nettoyage ethnique menée par les Serbes et, en partie, par les Croates a bouleversé la carte ethnique de l'ancienne Yougoslavie. 4,5 millions de personnes ont dû' abandonner leurs foyers: 3,5 millions sont déplacées à l'intérieur de l'ex-Yougoslavie, 1 million dispersées dans le monde. Des populations entières ont été chassées de territoires où elles étaient majoritaires, comme les Musulmans en Bosnie orientale, les Croates sur la; rive bosniaque de la Save ou les' Serbes en Krajina.
Ces déplacements massifs n'ont pas été le résultat de la guerre, mais son but initial. Le regroupement de tous les Serbes sur des terres ethniquement nettoyées était le but de guerre de l'armée serbe, dès la guerre de Croatie en 1991, bien que l'expression ne fût pas encore employée, puis en Bosnie.
Entre avril et l'été 1992, l'armée fédérale de Belgrade, appuyée par des unités paramilitaires de nationalistes serbes, s'empare du contrôle du nord et de l'est de la Bosnie sans rencontrer de véritable résistance. Villes et villages tombent les uns après les autres, au cours d'une campagne systématique de nettoyage ethnique.,, Une politique de terreur qui consiste à dynamiter et à incendier les maisons, ainsi que le patrimoine culturel et religieux, à assassiner, à obliger les survivants à renoncer volontairement à leurs biens et à quitter les lieux. Le but est de purifier les territoires que l'on veut occuper et de ren dre le processus irréversible. L'objectif est aussi d'ef-facer les traces de la coexistence et les signes de la présence historique d'un groupe: les Musulmans représentaient avant guerre 44 % de la population de la Bosnie-Herzégovine, contre 31 % pour les Serbes et 18 % pour les Croates.
A chaque étape de la guerre de Bosnie, la conquête territoriale va de pair avec la modification de la structure ethnique. Cette politique de purification ethnique, menée principalement par les autorités civiles et militaires serbes en Bosnie, avait déjà été pratiquée un an plus tôt en Croatie, lors de la guerre serbo-croate de 1991. Elle puise ses racines dans l'idéologie des nationalistes serbes, adeptes d'une Grande Serbie ethniquement pure. Mais en Bosnie, où les différentes communautés ethniques sont imbriquées, elle prend une forme particulière d'extrême cruauté et constitue la caractéristique principale du conflit.
Le terme de nettoyage ethnique refait donc son apparition dans le vocabulaire international au milieu de l'année 1992, au moment où les milices serbes achèvent la purification de toutes les grandes villes de Bosnie orientale, à majorité musulmane, et quand les télévisions dévouent l'horreur des camps administrés par les Serbes. Le nettoyage ethnique n'est, certes, pas unmonopole serbe. Mais les rapports de l'ONU, les innombrables témoignages de victimes et les enquêtes du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPI) montrent qu'il s'agit d'une politique délibérée et préméditée par des dirigeants politiques.
Si les atrocités commises par les miliciens de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic le sont au nom d'une philosophie nationaliste, soigneusement élaborée par des intellectuels et des idéologues parmi les plus éminents de Serbie (notamment Dobrica Cosic), elles n'auraient pas été perpétrées si le pouvoir de Belgrade n'avait pas, grâce à une propagande très ingénieuse, provoqué une véritable paranoïa collective, puis banalisé et attisé la haine envers les autres communautés.
La préméditation ne réside donc pas dans le fait que des Académiciens serbes aient écrit un Mémorandum en 1987 ou que d'autres intellectuels nationalistes aient incité au réveil identitaire du peuple serbe, mais dans l'instrumentalisation qui en a été faite par le pouvoir en place. Et qui lui a permis, quelques années plus tard, de déclencher la rébellion année des Serbes de Croatie, puis la guerre en Bosnie.
La politique de terreur qui y fut menée dès les premiers jours d'avril 1992 n'a rien de spontané: les informations recueillies, depuis, par les observateurs internationaux, dé-montrent que le dispositif militaire d'encerclement des villes bosniaques était déjà en place, que les listes de non-Serbes dans les territoires convoités par les Serbes avaient été dressées plusieurs mois avant les hostilités... Le nettoyage ethnique s'effectuait selon une méthode planifiée, qui se répétait de ville en village. L'armée fédérale de Belgrade bombardait la région ou la ville convoitée, laissait entrer les milices pour semer la terreur, puis prenait le contrôle des lieux avant d'achever le tri ethnique. La majorité des femmes, enfants et vieillards étaient déportés jusqu'à la ligne de front, les élites intellectuelles et les leaders politiques étaient immédiatement liquidés ou incarcérés. De même pour les hommes en âge de se battre. Nombre d'entre eux seront exécutés lors de leur détention.
Si les forces gouvernementales bosniaques ne sont pas exemptes de reproches, les rapports de l'ONU indiquent que les exactions à l'encontre des Serbes et des Croates n'ont pas été perpétrées dans le cadre d'une politique de nettoyage ethnique. En revanche, les Croates se sont livrés, eux aussi, à des actes de ce type, tant en Croatie qu'en Bosnie, mais à une échelle bien moindre que les Serbes. On se souviendra notamment de la purification des populations musulmanes des régions que le plan Vance-Owen de cantonnement de la Bosnie (projet enterré après le rejet serbe) attribuait aux Croates et du nettoyage des régions reprises aux indépendantistes serbes de Croatie en mai et en août 1995.