COMMENT JIANG ZEMIN A TRAHI WEJ JINGSHENG
Début 1994, Wej Jingsheng, le plus célèbre des dissidents chinois, discutait avec le chef de l'Etat sur fond de négociations commerciales sino-américaines; peu après, il été arrêté. En décembre dernier, Wei a été condamné à 14 ans de prison.
Der Spiegel
traduit par Courrier International, 21/27 mars 1996
Le 5 mars, l'un des premiers beaux jours de 1994 à Pékin,
Wei Jingsheng était ravi. Toute la journée, le soleil de
printemps était venu faire fondre la glace sur les lacs de
la capitale chinoise. L'après-midi, Wei avait téléphoné de Changping, en banlieue: Ce soir, nous faisons une petite fête", déclarait alors le plus connu des défenseurs chinois des droits de l'homme. C'était l'anniversaire de Tong Yi, sa secrétaire.
Mais Wei avait une autre raison de faire la fête. La nuit précédente, ce défenseur de la démocratie, qui avait passé plus de quatorze ans en prison, avait pu constater que le régime envoyait des signes de bonne volonté. Le Parti communiste chinois (PCC) l'avait accepté comme partenaire de dialogue, lui, le dissident. Mieux encore: dans l'intérêt du pays, un haut responsable lui avait personnellement demandé un service.
La veille, Zhang Shichao, chef du bureau n 1 de la Sécurité publique de Pékin - la police politique responsable de la surveillance des dissidents - s'était en effet rendu chez Wei. La direction du Parti était extrêmement nerveuse: Bill Clinton menaçait de retirer à la Chine la clause de nation la lus favorisée*. Or Pékin espérait que ses exportations lui rapporteraient jusqu'à 50 milliards de dollars. Chômage et dangereux soulèvements contre-révolutionnaires, telles seraient les conséquences du non-renouvellement de la clause" pouvait-on lire dans une publication interne du Parti. Peu de temps auparavant, l'ambassade américaine à Pékin avait arrangé une rencontre secrète entre Wei et le sous-secrétaire d'Etat américain John Shattuck, également chargé des questions des droits de l'homme. La direction du Parti était au courant. Warren Christopher s'était annoncé dans la capitale chinoise pour la mi-mars. Lui aussi voulait rencontrer Wei. Le Comité central avait décidé de proposer un compromis au dissident. Les
libertés fondamentales sont "contre-révolutionnaires". Les hommes des services secrets emmenèrent donc Wei à la maison d'hôtes de la Sécurité publique. Là l'attendait GUO, chef de département, qui, au cours d'un dialogue étrange, servit de messager entre les deux pièces - dans l'une se trouvait le dissident et dans l'autre, apprit Wei par la suite, "le plus haut responsable de l'Etat". Wei ne veut donner aucun nom - il attend actuellement son procès en appel après sa condamnation là quatorze ans de prison, prononcée en décembre dernier. Mais "le plus haut responsable de l'Etat" désigne le président de la république et chef du Parti, Jiang Zemin. Celui-ci pria Wei de quitter Pékin avant la visite attendue de Christopher. Le dissident accepta, tout en demandant des contreparties. Il insista pour pouvoir communiquer son avisà Christopher: les Etats-Unis devaient certes s'engager plus en faveur des droits de l'homme en Chine, mais ne devaient pas lui retirer ses privilèges commerciaux. Selon Wei, une telle mesu
re "ne toucherait que les plus pauvres parmi les pauvres, pas le Parti" En outre, il revendiqua une plus grande liberté d'action politique; il comptait dorénavant agir sur le plan politique, défendre les droits de l'homme dans le cadre de la loi et publier d'autres essais. La réponse rapidement transmise par l'intermédiaire de Guo fut étonnante. Le "plus haut responsable de l'Etat" acceptait toutes ses exigences. Wei considéra ce dialogue secret comme un précédent encourageant sur la voie d'une plus grande liberté. Le soir du 6 mars, il prévoyait de rencontrer la presse internationale à Pékin, puis de quitter volontairement la capitale. Il avait refusé que le PC lui paie le voyage. Notre argent vient du peuple, je ne peux l'accepter. Mais la direction du Parti ne tint pas sa promesse très longtemps. Dès le lendemain matin, Zhang, le chef de la police, faisait encercler le domicile du dissident, l'homme des services secrets lui ordonnait: "Vous avez deux heures pour disparaître de Pékin. Escorté par Zhang et
trois autres membres de la police de la capitale, Wei est d'abord emmené dans le port de Tianjin. Le 11 mars, Wei est vu à Tangshan; dans le camp de travail de Nanbao, où il est de nouveau interné depuis le mois de janvier de cette année - il y avait été incarcéré jusqu'en 1993 -, il a invité ses anciens gardiens à déjeuner. Deux jours plus tard, Warren Christopher déclare que les négociations sino-américaines sur la reconduction de la clause de nation la plus favorisée ont provisoirement échoué. Wei doit désormais payer pour l'échec de cet accord. Eloigné de la capitale, le dissident et son escorte de la police de Pékin, dont les membres voyagent en habits civils, sont harcelés par la police locale et traqués par la Sécurité d'Etat. Sur le chemin du retour vers Pékin, le 1er avril 1994, Wei est bloqué sur l'autoroute par trois voitures de la Sécurité d'Etat et enlevé des mains de la police pékinoise. Il disparaît pendant dix-neuf mois. Malgré tout, en mai 1994, les Etats-unis accordent une nouvelle fois le
bénéfice de la clause à la Chine - le sort de Wei importe peu. Le 13 décembre 1995, le dissident est à nouveau traduit en justice. La sentence, depuis longtemps prévue par les instances politiques du PC, tombe: quatorze ans de prison. "Ils ont marqué du sceau de la "contre-révolution des activités purement légales", écrit Wei dans la demande de révision que détient Der Spiegel, ainsi que dans le discours d'autodéfense - il n'a pas été rendu public - qu'il a prononcé devant ses juges. Je m'en suis strictement tenu à l'accord en question", déclare-t-il dans son texte du 24 décembre dernier à propos de sa discussion avec "le plus haut responsable de l'Etat", critiquant les pratiques fascistes" de ce proces. "Nous ne pouvons admettre que ce poison se répande sans cesse dans l'appareil judiciaire, exige Wei. Ces méthodes anéantissent non seulement la personne visée, mais aussi le système juridique lui-même. ".
* Le pays qui applique cette clause à un autre lui "promet" qu'il n'y aura pas un autre pays qui sera plus favorisé que lui dans les échanges commerciaux.