UN LAMA DANS L'ENFER DU GOULAG CHINOIS
Tortures, humiliations... Palden Gyatso a passé 33 ans en camps de travail.
Par Romain Franklin
Libération, lundi 1 avril 1996
Palden Gyatso étale sur la table, en soupirant, les instruments de torture avec lesquels il a été supplicié. Il les extrait d'un petit sac, de ta même couleur que sa toge grenat. Des menottes avec lesquelles on le pendait par les pouces, des couteaux à crochets, deux matraques électriques made in England et une copie made in China. a me gêne toujours profondément de raconter tout cela car je suis moine. Mais je veux qu'ici, dans le monde libre, ces choses-là soit sues. Palden Gyatso est un lama du Tibet. Il a passé trente-trois ans, entrecoupés de courtes périodes de semi-liberté, dans les camps de travail du laogai, le goulag chinois. Venu témoigner à Paris, dans les locaux d'Amnesty International (1), il dit vouloir parler pour les milliers des siens encore dans les camps chinois du Tibet. Chaque fois que je mange quelque chose, chaque fois que je me réveille, je pense à eux, qui endurent encore, à ceux morts sous mes yeux, au rituel des exécutions collectives: la tranchée, creusée d'avance; la présence ob
ligatoire de tous les prisonniers, dont des enfants d'une douzaine d'années; les suppliciés, dont les crimes sont inscrits à l'encre, en caractères chinois, à même le corps... Humiliation calculée. Mais ce qui l'accable vraiment, c'est l'humiliation calculée, planifiée, codifiée dans ses plus petits détails: ce cordon qui lie les mains du condamné, la balle qui sert à l'exécution - dûment facturée à la famille du supplicié. Parfois, cette insidieuse formalité administrative doit parcourir des milliers de kilomètres à travers les vastes plateaux du Tibet pour retrouver les parents du condamné, à qui la police chinoise demande d'acquitter cette dette. Perversité de la dialectique chinoise, qui veut que l'autorité doit toujours avoir raison: j'ai vu, dit Palden Gyatso, des prisonniers politiques condamnés à mort être obligés de chanter et danser devant leurs bourreaux pour soi-disant remercier les autorités. Palden Gyatso est né en 1931 dans le district de Gyantse. Il décide de devenir moine à 1 0 ans. A l'âge
de 16 ans, il quitte son monastère de Drepung pour se rendre à Lhassa, la capitale du Tibet. Lors du soulèvement de 1959 contre l'occupation chinoise - qui provoquera la fuite en Inde du dalaï-lama -, il rejoint un petit groupe de volontaires armés pourchasser les occupants. Mais le soulèvement est réprimé rapidement par l'armée chinoise. Les mort se comptent par milliers. Palden Gyatso se résigne a fuir. Avec son vieux maître, Rigzin Jampa, alors âgé de 72 ans, qu'il porte sur ses épaules, il atteint à travers les vallées rocheuses son village de Panam. Là, il est arrêté et condamné à sept ans d'emprisonnement. C'est enchaîné. les mains dans le dos, qu'il passe les deux années suivantes. En 1962, il parvient à fausser compagnie à ses gardes. Il rejoint la frontière entre le Tibet et l'Inde avec six amis, mais il est à nouveau faitprisonnier. Reconduit à la prison de Panam, il est condamné à huit ans supplémentaires: J'ai dû manger des feuilles, des insectes, puis mes chaussures. Tout était savamment calculé
pour que vous soyez réduit au minimum physique. Beaucoup de ses compagnons succomberont. Souvent, dit-il, je les ai enviés.
Tortures. Pendant la révolution culturelle (1966-76), Palden Gyatso est transféré à la prison de Sangyip, près de Lhassa. Il passe ses journées à casser des cailloux et ses soirées à subir de longues séances d'endoctrinement et de torture dont l'objectif est de lui faire renier l'autorité du dalaï-lama, le chef spirituel du Tibet. Chacun leur tour, menottés jusqu'au sang, on fait s'agenouiller le prisonniers, nus, sur du verre pilé, devant un micro, où il doivent avouer leurs crimes séparatistes. La question est toujours la même: le Tibet fait-il partie de la Chine? Dès qu'on acquiesçait, ils arrêtaient, nous érigeaient même en exemple. En 1975, il est officiellement libéré, mais de fait retenu dans un camp de travail près de Lhassa. Les conditions de vie sont meilleures. Relativement: nombre de ces prisonniers libres choisissent le suicide plutôt que la mort par épuisement. Les Tibétains étaient attelés comme des bêtes à de lourdes charrettes (les prisonniers chinois en étaient dispensés). La devise des gar
diens: Ne pas les tuer tout de suite, mais en tirer le maximum. Palden Gyatso endure, stoïque. Il est transféré quelques années plus tard dans une fabrique de tapis. Il n'a plus rien à perdre. Avec l'un de ses compagnons d'infortune, il rédige des pamphlets qu'ils affichent dans les rues de Lhassa. En 1979, ils les signent de leurs propres noms. Ce genre de défi lui vaut d'être à nouveau condamné à neuf ans d'emprisonnement pour propagande contre-révolutionnaire. Bourreau. En 1990, transféré dans la prison de Drapchi, près de Lhassa, il ne cesse d'être battu (il perdra 22 dents). Mon bourreau, cette fois-ci, était un Tibétain, dit-il sans émoi. Il s'appelle Talso. Je n'ai rien contre lui. Ce sont les autorités chinoises qui l'ont mis dans cette situation et, pour moi, ce n'est pas de sa faute... c'est un cas de figure classique: les occupants se sont toujours servi des autochtones. La pointilleuse bureaucratie chinoise le libère à l'issue de sa peine, le 25 août 1992. Témoigner devient alors pour lui une mis
sion. Il profite de la corruption régnant dans le goulag chinois pour acheter, grâce à un intermédiaire, les preuves de son calvaire, ses instruments de torture. Déguisé, à travers l'Himalaya, il parvient finalement à rejoindre le Népal, puis Dharamsala, en Inde, où vit le dalaï-lama et 100.000 autres Tibétains qui ont fui leur pays.
(1)En octobre dernier. Il a réservé l'une de ses premières interventions à la sous-commission des droits de l'homme des Nations unies, en février 1995 à Genève.