MILOSEVIC EST-IL SOLUBLE DANS LA PAIX
par Véronique Soule
Libération, le vendredi 17 mai 1996
Quatre mois et demi après l'entrée en vigueur des accords de paix sur la Bosnie, on est en droit de s'interroger sur le jeu du président serbe, Slobodan Milosevic, homme clé sur lequel repose une bonne partie de l'édifice élaboré à Dayton. Sacré faiseur de paix par la communauté internationale, l'homme fort de Belgrade renvoie, comme à son habitude, des signaux confus et contradictoires. Mais plus encore que sa coopération chaotique avec les Occidentaux pour la mise en oeuvre des accords, l'évolution interne en Serbie et, plus largement, dans la nouvelle Yougoslavie (la république fédérale de Yougoslavie, réunissant la Serbie et le Monténégro), soulève des questions sur sa volonté réelle de voir la paix s'instaurer dans la région et son pays réintégrer la communauté internationale. Deux événements, cette semaine, laissent poindre la menace d'un repli sur soi, qui augure mal de la stabilité dans cette partie de l'Europe. D'abord, la mise à l'écart, très symbolique, de Dragoslav Avramovic, le gouverneur de la
banque nationale de Yougoslavie. Cet ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, aux opinions libérales affichées, avait été appelé à la rescousse en 1993, alors que l'économie yougoslave sombrait dans une hyperinflation qui atteignait 300 millions pour cent. Grâce à un plan - plan Avramovic - salué par la communauté internationale, le gouverneur avait réussi à juguler l'inflation. Aux yeux de la population, il était devenu grand-père Avram, sauveur Providentiel, dont la popularité n'allait pas se démentir. Mais les moindres gestes du président Milosevic étant soigneusement calculés, le rôle d'Avramovic ne se limitait pas à fermer les vannes de la planche à billets. Le gouverneur, frêle septuagénaire à l'humour incisif et au franc-parler, parfaitement anglophone, devait aussi servir de gage pour les Occidentaux, destiné à entretenir l'illusion que le régime de Belgrade n'était pas si dogmatique et fermé aux réformes qu'on le disait. De la même façon, en 1992, Milosevic avait sorti de sa poche Milan Panic, ho
mme d'affaires serbo-américain censé lui aussi offrir une facette libérale du régime. Mais l'homme se prit au jeu au point de vouloir détrôner Milosevic. Panic, devenu inutile, fut alors renvoyé aux oubliettes dé l'Histoire. Dès lors, le limogeage d'Avramovic peut revêtir plusieurs significations. Le gouverneur Parti, ce sont les partisans d'une troisième voie, défendant verbalement la nécessité de réformes mais adeptes dans les faits d'une centralisation accrue et de l'immobilisme, qui l'ont emporté. Psychologiquement, son départ est aussi un message à usage intérieur: un coup dur pour l'opposition déjà très affaiblie, qui le considérait comme un allié potentiel, et une raison de plus de désespérer pour une bonne partie de la population, qui voyait en Avramovic le seul homme capable de remettre le pays sur les rails.Enfin, à usage externe, il s'agit de réaffirmer une continuité politique, tout en arrogance et intransigeance. Le conflit avec Avramovic avait été suscité par la décision de Belgrade d'exiger, a
vant de signer tout accord de réintégration, d'être reconnu par le FMI comme le seul successeur del'ex-Yougoslavie. Le second événement est l'éclosion du mécontentement social, avec l'apparition de manifestations dans les deux plus grandes villes du pays, Belgrade et Nis. Certes, les défilés n'ont rassemblé que quelques milliers de personnes réclamant le paiement d'arriérés de salaires ou demandant simplement du travail On estime que la moitié de la population active est au chômage ou en congés forcés, certaines entreprises ne tournant plus, faute de pièces de rechange ou de matières premières . Mais on reste loin d'un mouvement social Le pou-voir semble d'ailleurs miser sur l'épuisement du mouvement. Mais en politique averti, obsédé par la consolidation de son pouvoir, Milosevic n'a sans doute pas pour autant minimise la portée de ces signaux. La paix revenue en Bosnie, ou tout au moins la guerre arrêtée, surgissait pour lui, dès le début, le risque d'une déstabilisation interne. Malgré une paupérisation ac
célérée, la guerre lui permettait de tenir: tandis que la propagande appelait à l'union sacrée pour la défense du peuple serbe, l'effondrement de l'économie était imputé aux sanctions imposées par l'ONU en mai 1992, et suspendues en novembre 1995, lors de la conclusion des accords de Dayton. Aujourd'hui, il n'y a plus d'excuses à la misère, et le risque existe de voir une partie de la population demander des comptes. La grande inconnue reste de savoir dans quelle mesure Milosevic tient à la levée définitive des sanctions conditionnée au respect des accords de Dayton, le seul moyen de pression dont disposent les Occidentaux. S'il juge son pouvoir mieux défendu avec les sanctions, il peut parfaitement jouer leur rétablissement. S'il conclut, à l'inverse, que l'ouverture et le redressement économique du pays confortent son pouvoir, il respectera ses engagements de Dayton. Sur ce choix, les Occidentaux, qui ont pris le risque de faire la paix avec les fauteurs de guerre, ont encore une fois bien peu de prise.