UN ASPECT PARTICULIER DU NETTOYAGE ETHNIQUE
par Louise L. Lambricks
Le Monde, jeudi 30 mai 1996
DEPUIS cinq ans, le malaise engendré dans la conscience européenne par la guerre en ex-Yougoslavie s'est traduit par un effort réitéré de banalisation de ce conflit. Combattu par quelques intellectuels isolés cherchant à souligner la spécificité des moyens mis en oeuvre par cette agression national-communiste, cet effort de banalisation se poursuit néanmoins, de façon il est vrai plus feutrée, mais constante et obstinée. Comme si cette spécificité était du registre de l'intolérable. Et comme si l'intolérable ne pouvait qu'être nié.
Symptôme intéressant de cet effort de banalisation: à peine avait-on été contraint, par les faits relatés notamment dans le
Livre noir de l'ex-Yougoslavie, de reconnaître qu'il s'agissait, non pas d'une guerre civile ni même d'une classique guerre territoriale, mais d'une agression visant à nettoyer ethniquement ces territoires, qu'on s'empressa de reprocher aux agressés croates et musulmans les mêmes méfaits. Au lieu d'admettre que les nettoyages ponctuels opérés des côtés croate et musulman étaient la réponse en miroir, sporadique et inévitable, à l'idéologie mise en oeuvre par le gouvernement serbe (idéologie délibérément implantée, au préalable, chez les populations serbes de Croatie et de Bosnie par une propagande menée d'abord par le psychiatre Raskovic, puis par son successeur
Karadzic), on a accusé toutes les parties, sans distinction, d'opérer ce nettoyage. Ainsi, la spécificité de la guerre téléguidée par Belgrade était à nouveau gommée et les belligérants, une fois de plus, implicitement renvoyés dos
à dos. Cette spécificité, quelle est-elle ? Le premier séminaire international sur l'aide médicale et psychosociale aux victimes masculines des violences sexuelles lors de la guerre en ex-Yougoslavie, qui s'est tenu à Zagreb les 22 et 23 avril derniers, a permis de mieux la cerner en en dévoilant un aspect particulier organisé par le Centre médical pour les droits de l'homme de Zagreb, ONG travaillant en relation avec les organisations internationales et dirigée par le docteur Mladen Loncar, ce séminaire a réuni, outre plusieurs psychiatres croates et bosniaques, des spécialistes européens, notamment le docteur Soeren Buus Jensen (OMS) et le docteur Inge Agger (Union européenne), e deux enquêteurs pour le Tribunal international de La Haye M. Abribat et MI' Terlingen. L'objectif de ce séminaire étai d'attirer l'attention des instance internationales sur les sévices sexuels subis par les homme dans les camps serbes, et de mener une réflexion concertée sur 1 sens de ces violences systématiques. Le docteur Lonca
r a lui même été détenu au début du conflit dans un camp serbe, à Begejci ; depuis son retour, il se consacre aux victimes de ces camps et notamment à l'aide psychosociale des victimes de violences sexuelles. Lors de l'enquête auprès des femmes violées, a expliqué le docteur Loncar, nous avons découvert que des hommes (maris, pères ou _frères) avaient, eux aussi, été victimes de violences sexuelles;et ce qui nous a frappés, c'est que leur nombre dépassait largement celui qu'on aurait pu attribuer aux éventuels désirs homosexuels des bourreaux. Malgré la difficulté éprouvée par les victimes à témoigner de tels sévices, il fut rapidement démontré que le cas Tadic, accusé notamment d'avoir forcé un prisonnier à arracher avec les dents les testicules d'un détenu évanoui (Le Monde du 8 mai), n'était pas un fait isolé. Un programme de recherche a donc été lancé avec l'OMS et, depuis 1995, avec l'Union européenne. Les premiers résultats permettent de constater que les hommes victimes de ces violences ont le plus
souvent entre 20 et 50 ans, qu'ils les ont subies dans plusieurs camps serbes (parmi lesquels Sremska, Mitrovica, Omarska et Manjaca), et qu'elles s'accompagnaient pratiquement toujours de menaces du type: Tu ne feras plus d'enfant musulman (ou turc, ou oustachi) , ce qui suggère qu'il s'agissait de tortures ayant pour objectif de détruire la fonction reproductrice. Au cours de ce séminaire, plusieurs témoignages ont été cités. Un Croate de Vukovar (cas SRM 748), né en 1958, a raconté comment, fait prisonnier au moment de la chute de la ville, il a été transporté à Ovcara puis à la prison de Mitrovica. Là, un tchetnik de Vukovar, Vracaric, venait tous les week-ends, accompagné d'autres tchetniks masqués, pour torturer les prisonniers. Le plus dur, dit-il, c'est quand on m'ordonnait de mettre les mains dans le dos et d'écarter les jambes, et que les tchetniks, les uns après les autres, me battaient les organes génitaux. Ils m'ont battu tant qu'ils voulaient.. . Un autre Croate (cas SRM 792), né en 1966, a i
ndiqué: Tous les jours, on nous faisait sortir dans le couloir et on nous ordonnait d'écarter les jambes et de nous appuyer les mains au mur. On nous a fortement battus sur les organes sexuels. Plusieurs d'entre nous perdaient connaissance. On enflait ( ... )J'ai entendu que C. N. avait eu l'organe sexuel arraché et qu'on lui avait mis du sel sur la plaie. Un musulman de Breko (cas BOS. P 214), né en 1940, et fait prisonnier par les Serbes en mai 1992, lors de l'attaque de Breko, a expliqué qu'au camp dit Luka , où il a été emmené, on tuait systématiquement entre vingt-cinq et trente personnes par jour. Un jour, on a amené entre dix et vingt jeunes gens âgés de 18 à 25 ans, nus, avec les oreilles et le nez coupés, et les organes sexuels arrachés. Un tchetnik appelé Llija nous menaçait avec un fil de fer recourbé destiné à cet arrachement. Nikola Ciburic (cas BOR 123): Dès le début de la guerre, je me suis engagé dans la défense de Vukovar. Quand j'ai été fait prisonnier, le 18 novembre 1991, des tchetni
ks m'ont déshabillé, m'ont lié les mains et les pieds et m'ont bâillonné. Un tchetnik a pris le couteau et m'a dessiné trois C sur mon flanc droit [emblème des nationalistes serbes]. Quand il a dirigé son couteau vers mon ventre, je mourais de peur. Il l'a placé sur mes organes génitaux et, froidement, il m'a coupé les testicules. J'ai vu, de mes yeux vu, l'un de mes testicules rouler par terre. D'après l'estimation du docteur Loncar, environ 5 000 hommes, croates et musulmans, auraient subi les sévices suivants: émasculation (entraînant toujours la mort), castration (incision du scrotum, section ou ligature des testicules), sodomisation (plus rare), bastonnade des testicules (de loin la plus fréquente). D'après les témoignages, elle était pratiquée systématiquement au moment de l'emprisonnement. Or, souligne le docteur Loncar, on sait que ce traitement provoque un oedème local engendrant très fréquemment une stérilité mais qui, à terme, ne laisse pas detraces visibles. Seule une analyse de laboratoire peut
ensuite confirmer le diagnostic de stérilité.
S'il reste délicat de se prononcer sur le nombre des victimes, il n'est déjà plus douteux, en revanche, qu'elles sont assez nombreuses pour marquer l'agression serbe d'un sceau particulier. Et si toute guerre comporte des horreurs, la concordance des témoignages évoque ici, de façon gênante, l'idée d'une politique plus systématique, artisanale sans doute, mais néanmoins pensée d'en haut, de génocide. Réalité difficile à admettre, sans doute, à la fois parce qu'elle appartient au registre de l'intolérable, et parce que l'admettre imposerait des solutions politiques plus radicales. Mais il reste à respecter la parole de ces témoins qui, toute honte bue, ont finalement trouvé le courage de parler. Refuser de les entendre aujourd'hui serait un crime.