DELIT DE NON-ASSISTANCE A PEUPLE EN PERIL
Les témoignages des soldat de la paix néerlandais qui ont assisté, il y a un an, à la chute de l'enclave bosniaque de Srebrenica sont accablants pour la communauté internationale. Récit, devant le Tribunal de La Haye, de cette démission.
par Claire Tréan
Le Monde, jeudi 11 juillet 1996
IL y a un an, le 11 juillet 1995, les forces du général Mladic entraient dans Srebrenica. En quelques jours seulement, toute la population musulmane de l'enclave, soit environ 40000 personnes, allait en être éliminée; en partie enfuie, en partie déportée, en partie, enfin, méthodiquement exterminée par les forces serbes. Un an après, le nombre des disparus est estimé, selon les sources, entre 6000 et 10000 personnes. Comment a-t-on pu laisser faire ça? En rappelant la semaine dernière, au moyen d'auditions publiques de témoins, l'horreur des événements de Srebrenica, le Tribunal pénal international de la Haye (TPI) a relancé l'interrogation. Y a-t-il eu abandon délibéré de l'enclave, en toute connaissance de cause, par la communauté internationale? Que savait-on exactement, avant les faits, de ce qui se préparait? Qu'a-t-on su ensuite des massacres et autres exactions au moment où fis étaient commis? Le TPI n'avait pas pour but de répondre à ces questions. Les dépositions d'anciens casques bleus du bataillon
néerlandais de la Forpronu (Force de protection des Nations unies) présent à Srebrenica en juillet 1995, et particulièrement celle de leur commandant, Tom Karremann, n'en furent pas moins, de ce point de vue, édifiantes. Selon ses dires, le colonel Karremann, qui a quitté l'enclave avec ses 400 hommes le 21 juillet, n'a rien su des massacres auxquels les forces serbes se livraient. il n'aurait d'ailleurs pas songé à aborder spontanément le sujet devant le TPI, jeudi 4 juillet, et il fallut qu'un juge lui posât la question pour qu'il l'évacue, en deux mots, après un interminable exposé sur les difficultés rencontrées par les casques bleus dans l'enclave, les pénuries de fuel et de pièces détachées, les attaques et les vols de matériel par les Serbes. J'ai reçu, concède-t-il en substance, deux rapports de mes hommes, qui faisaient état au total de dix morts Entre la chute de Srebrenica, le 11, et le départ du bataillon, le 21 juillet, on extermina des Musulmans par centaines à Karakaj, à Pilica, à Bratunac, e
ntre autres - en ces lieux où les excavatrices et les médecins légistes du TPI ont entrepris depuis quelques jours leur macabre travail d'exhumation; on assassina même aux abords de la base des forces de l'ONU, à Potocari. Mais non, le colonel n'en a pas entendu parler. C'est que, les premiers jours, il était très occupé : une marée humaine avait envahi la base de la Forpronu et ses environs, croyant s'y protéger des Serbes. A plusieurs reprises, dès le 11 juillet, raconte l'ancien chef des casques bleus, Ratko Mladic vient lui exposer ses plans. D'abord, il lui fait savoir que tous les soldats bosniaques de l'enclave devront remettre leurs armes dans les vingt-quatre heures et lui demande de les en informer. Il ajoute qu'il doit
rechercher les criminels de guerre, ce qui suppose que tous les hommes en âge de combattre soient séparés du reste de la population. Puis Mladic annonce que l'on va procéder à l'évacuation de tous les civils hors de la zone serbe. A aucun moment, Karremann ne dit avoir émis la moindre protestation.
MLADIC était le maître, lui pratiquement aux ordres; et le colonel, qui semble n'avoir jamais été effleuré par le doute, rapporte cette situation sans état d'âme, avec l'assurance d'un militaire qui pense avoir bien fait son travail. Quand le général serbe lui parle d'évacuation, il propose de faire escorter chaque convoi par une jeep de la Forpronu jusqu'à la ligne de front et confie à ses casques bleus le soin de canaliser la foule qui se presse vers les autobus au départ de la base, afin, explique Tom Karremann, d'éviter le chaos, la panique parmi les réfugiés. En deux jours, l'opération est terminée; les 25 000 Musulmans réfugiés à Potocari ont été expulsés de la République serbe de Bosnie. Le lendemain, reprend le colonel, un camion de vivres, de fuel et de médicaments est enfin arrivé sur la base et nous [les casques bleus] avons pu prendre huit jours de repos avant de partir. Les soldats de l'ONU se reposent, donc, et font leur paquetage, pendant que s'organisent alentour les massacres d'une partie de
s Musulmans triés sur la base de l'ONU et la traque de 15 000 autres qu'avaient fui Srebrenica à travers le bois le 11 juillet. Au terme de son récit, Karremann raconte ses adieux au général Mladic: je lui ai demandé de faire en sorte qu'on me restitue mes véhicules. ( ) Puis je lui ai demandé ce qui se serait passé si les soldats [musulmans] de Srebrenica avaient rendu leurs armes en 1993, comme le prévoyait le cessez-le-feu conclu à l'époque, et s'il n'y avait pas eu de frappes aériennes de l'OTAN en Bosnie en mai 1995. Il a répondu que, dans ces conditions, l'idée d'attaquer l'enclave ne lui serait pas venue. Voilà. Le colonel Karremann est arrivé à sa conclusion, à son message, le même que Mladic: ce qui s'est passé à Srebrenica est la faute des Bosniaques et de l'OTAN. Dans la salle d'audience du TPI, où des témoins viennent de décrire certains des monstrueux épisodes du nettoyage ethnique de l'enclave les juges dissimulent mal leur consternation devant tant d'aveuglement satisfait Est-ce qu'il avait ét
é prévu avec vos supérieurs que vous aideriez à une éventuelle évacuation, demande l'un d'eux, avez-vous consulté votre hiérarchie?je n'ai pas eu le temps, répond le colonel sans s'émouvoir. Ma réunion avec Mladic a eu lieu enfin de matinée, à 15 heures l'évacuation commençait. Rien n'avait été prévu. J'ai essayé de faire au mieux Le magistrat lui demande alors de confirmer que ses casques bleus ont bien dressé une liste des hommes présents parmi les réfugiés à Potocari et que le général Mladic avait décidé de séparer du reste de la population. Le colonel acquiesce, en indiquant que cette liste avait pour but de contrôler ultérieurement ce qu'il adviendrait de ces hommes.
-Mais le général Mladic a eu la liste?, demande le juge.
- je ne sais pas. On a dit que l'un de mes officiers l'aurait remise à un officier serbe
- Vous avez interrogé votre officier? - Non.
Cette liste a bien été remise aux forces serbes. En d'autres temps, on appelait cela la collaboration. Le TPI n'avait pas pour objet, la semaine dernière, de faire le procès de la Forpronu. Mais si l'on décidait un jour d'établir les responsabilités de la non-assistance internationale aux populations en péril de Srebrenica, sans doute faudrait-il commencer par le portrait de Tom Karremann, son épaisseur de cuir et son approche obtuse d'une mission militaire qui ne consistait, selon lui, qu'à protéger des casques bleus. Les 400 soldats néerlandais n'avaient pas les moyens de tenir longtemps contre les forces serbes. Ils auraient pu, au minimum, se montrer moins coopératifs, ne pas prêter la main à l'expulsion des civils qui était à la base de l'entreprise génocidaire de Mladic dans la région ; alerter, tenter de résister. Le colonel Karremann ment vraisemblablement, après avoir prêté serment, lorsqu'il affirme n'avoir rien su de ce qui se passait. L'un de ses hommes, également témoin devant le TPI, le contred
it d'ailleurs partiellement. Mais, que Tom Karreman mérite ou non pour se couvrir lui-même ou pour protéger ses supérieurs, qu'il ait su ou non davantage que ce qu'il ne dit importe après tout assez peu, car d'autres savaient sans doute en haut lieu ce qui se produisait et avaient même peut-être eu les moyens de le prévoir. C'est ce qui ressort notamment d'une longue enquête réalisée aux Etats-Unis par deux journalistes américains, Charles Lane et Tom Shanker, publiée début mai dans le New York Review of books. ils citent par exemple un agent du renseignement américain, qui affirme que des avions-espions avaient photographié, avant la chute de l'enclave, une concentration de plusieurs dizaines de cars pouvant faire présager les déportations ultérieures, ou encore un autre responsable qui confirme l'interception de conversations entre Mladic et Belgrade, indiquant qu'il se préparait quelque chose à Srebrenica. Les responsables politiques interrogés répondent en substance que s'ils étaient conscients qu'une o
pération se préparait, ils n'avaient aucun indice permettant d'en prévoir la nature. Les deux journalistes laissent ouverte la question de savoir si ces responsables politiques disposèrent d'images des massacres au moment où ils se produisaient. Un enquêteur du TPI, Jean-René Ruez, a produit la semaine dernière devant le Tribunal de La Haye des photos aériennes de certains lieux d'extermination avant le massacre et après, les secondes faisant apparaître des carrés de terre fraîchement retournée qui sont des fosses communes. Les premières sont datées du 5 juillet 1995 et les secondes du 17juiflet, et on a du mal à croire que d'autres n'aient pas été prises entre-temps. La Croix affirmait de son côté, lundi g juillet, que la CIA avait pu suivre au moins un massacre en direct, le 13 juillet 1995, grâce aux photos aériennes numérisées transmises au siège et que ces documents avaient été transmis par les Etats-Unis à leurs alliés. Des sources militaires françaises ont démenti. Dès le 29 octobre 1995, le New York
Times affirmait qu'un satellite américain avait pris des photos de deux champs dans lesquels des centaines de prisonniers étaient gardés par des hommes armés. Il n'est pas certain que les responsables politiques américains eux-mêmes aient disposé de ces images en temps réel. Charles Lane et Tom Shanker laissaient entendre que la CIA avait fait de la rétention et rappelaient que l'ambassadeur américain à l'ONU, Madeleine AIbright, avait dû insister auprès des services de renseignement
pour obtenir les photos de fosses communes qu'elle présenta au Conseil de sécurité de l'ONU en août 1995. Les Occidentaux en savaient de toute façon assez sur les pratiques des forces serbes en Bosnie pour avoir pu juger urgent d'intervenir par des frappes aériennes, dès qu'elles menacèrent Srebrenica. lis ne le firent pas, sous prétexte que les responsables de la Forpronu n'en voulaient pas. Les dernières frappes aériennes contre des cibles serbes en Bosnie avaient eu heu le 25 mai 1995 dans les environs de Pâle. Le lendemain, des obus tuaient 170 jeunes gens, attablés à des terrasses de café à Tuzla, et plusieurs centaines de casques bleus étaient pris en otage par les forces de Mladic et Karadzic. Cet épisode avait eu pour effets de traumatiser les casques bleus, d'engendrer en Europe une méfiance générale vis-à-vis des raids aériens, que continuaient de prôner les Américains, et de provoquer une envie de retrait chez la plupart des pays contributeurs, à l'exception de la France. C'EST Paris qui renversa
le mouvement en imposant, au contraire, l'idée d'envoyer de nouveaux renforts en Bosnie, mieux armés, et de revoir le dispositif de la Forpronu, pour la rendre moins vulnérable. En juillet, le projet commençait à prendre corps à Sarajevo, où la Forpronu sortait de sa situation humiliante, mais il n'avait pas même été programmé, sinon peut-être en théorie, pour les enclaves de Bosnie orientale. Politiquement, ces enclaves embarrassaient tout le monde : elles formaient sur la carte des excroissances absurdes, ouvertement considérées par certains responsables occidentaux, y compris Bill Clinton, comme non viables, indéfendables, et à peine moins ouvertement comme une future monnaie d'échange dans des négociations entre Serbes et Bosniaques. C'est dans ce contexte que s'inscrit la paralysie occidentale au moment de l'offensive serbe sur Srebrenica. Le général janvier, chef de la Forpronu, ne voulait pas d'intervention aérienne, le représentant spécial de l'ONU en ex-Yougoslavie, Yasushi Akashi, non plus. Ils éta
ient, à l'image de Tom Karremann, les incarnations de cette culture onusienne du prétendu maintien de la paix qui, là où la paix n'existe pas, débouche sur des aveuglements aberrants et des comportements exclusivement tournés vers l'autoprotection. Mais les gouvernements auraient pu passer outre leur avis, comme en &autres moments critiques. S'ils ne le firent pas, ce n'est sans doute pas non plus parce que Jacques Chirac, comme on l'a prétendu, aurait, par l'intermédiaire du général janvier, promis aux Serbes de s'opposer aux raids aériens en échange de la libération des casques bleus français pris en otage. Paris n'était hostile aux frappes aériennes que tant que la Forpronu restait vulnérable, ce qui était encore le cas dans les enclaves. La présence de 400 casques bleus néerlandais à Srebrenica, et celle de 350 Britanniques à peine un peu mieux équipés à Gorazde constituaient, du point de vue de Londres et de la Haye, encore plus que de Paris, un obstacle radical à une intervention aérienne. Cet obstacle
n'a pas été levé et, plus il sera démontré que les gouvernements occidentaux disposaient d'informations prouvant qu'il s'agissait non d'un assaut serbe, mais d'un véritable génocide, moins ils pourront s'en justifier. On ne peut s'empêcher de penser, non plus, que le colonel Karremann, s'il s'était exposé, s'il avait pris le risque de commencer à résister, aurait mis en branle cet absurde système onusien qui ne songeait qu'à secourir les forces de l'ONU et aurait ainsi
peut-être change le cours tragique des choses.