de Hélène Cixous (*)
Le Monde, dimanche 18 - lundi 19 août 1996
Il y a maintenant seize ans que, pour moi, la Chine s'appelle Wei Jingsheng, la Chine future qui nous est promise par la puissance de votre action et le rayonnement de votre rève, comme l'Afrique du Sud, la vraie, s'appelait Mandela. C'est en effet en 1980 que nous avons découvert (par la chance inouïe de la publication des minutes de votre procès de 1979) la force de votre parole et l'inflexibilité de votre âme, et vous être entré à jamais dans mon admiration.
C'est donc lui, ce jeune homme, et maintenant cet homme, me suis-je dit, qui est le veilleur de l'âme d'un si immense pays. Un tout petit homme et aussi grand, assez grand pour envoyer ses mots droits à la face des myriades de sourds.
Depuis vous êtes resté dans ma pensée inquiète. J'avais, comme tout le monde, des nouvelles de votre terrible absence ou de votre réapparition ou des violents enlèvements que vous avez subis, bref de votre martyre, par les journaux, et vous êtes devenu un héros familier, chéri, respecté, un personnage nécessaire au destin humain de l'univers et à ma propre vie intérieure; et une personne indissociable de mon activité la plus intime qui est d'écrire. Un écrivain ne peut pas écrire, être dans la jouissance de cet acte de liberté, sans se sentir entouré de ceux qui sont privés de ce privilège.
J'écris accompagné par cette présence, ce proche brutalement éloigné qui est en train de payer avec sa chair pour cela même qui m'est accordé. On leur tranche les années, on leur coupe les villes et la terre, on sépare leur langue des oreilles de l'humanité. On les coud vivants dans un sac de solitude. A la fin vous ne saviez plus bouger les mots dans votre bouche. Cependant vous plaidez non pour vous-mêmes, mais pour le bien commun.
Toujours la joie d'écrire est endeuillée par la conscience du monstrueux destin réservé à ceux qui se sont levés pour défendre cette joie et ce droit contre des gouvernements criminels stupides et terrifiants. J'écris assise à côté de votre emmurement. Et c'est vous qui me protégez.
L'envers ou l'autre ou l'ombre de chacun de mes livres c'est, j'en ai la vision la plus concrète, juste à côté de moi, un Wei Jingsheng qui est dans une cage pour avoir défendu le droit à la liberté d'expression que je suis en ce moment même en train d'exercer. C'est donc à vous, en Chine enfermé dans une cage enfermée dans une triple enceinte, que je dois une part de ma vie et que je dédie le livre que je suis en train d'écrire. Car vous nous donnez à être, à partir de l'absolu dénuement dans lequel vous êtes jeté, vous nous faites don d'avenir, vous nous jurez depuis le silence dans lequel vous êtes précipité que l'espoir n'est pas une désuétude, et vous nous prouvez par l'immensité de votre présence que la voix d'un homme escamoté, invisibilisé, est plus forte que toutes les murailles de tous les empires despotiques.
C'est vous, le plus pauvre, le baillonné, qui nous affirmez dans nos chemins et qui garantissez la confiance folle dont on a besoin pour lancer des messages. Vous qui lancez un message absolu, fragile, sans support d'édition ni de public, sans même compter qu'il ne parvienne jamais entier à vos contemporains, vous qui ne saviez pas pendant les quinze années de votre enfouissement que par miracle certains d'entre nous vous avaient entendu, vous qui avez maintenu votre parole devant l'ennemi sans même savoir que vous aviez des amis un peu partout, vous qui étiez confiné au cachot sans savoir, et pour que vous ne le sachiez pas, que votre appel avait franchi les frontières.
Tout a la simplicité éblouissante de l'absolu dans votre engagement. Vous êtes de ceux que nous appelons prophètes: vous ne pouvez pas faire autrement, dites-vous, que de rester avec la Chine et de lui dire la vérité, d'annoncer à ses dirigeants ce qui les attend dans la réalité et dans le temps, et de les inciter avec votre parole singulière, eux qui sont gardés par des millions de soldats, à une sagesse. "Je ne sais pas faire autre chose", dites-vous. Sinon parler à des sourds, parier, croire, rester dans la fidélité. Un chevalier de l'insistance.
D'un côté, je me fais du souci pour vous, j'ai peur pour votre vie, j'ai peur pour votre coeur, j'ai peur que la douleur n'ait raison de votre raison sublime, parce qu'il y a de quoi trembler. Je me fais un souci de mère et de soeur pour le réchaud qu'on vous refuse alors qu'il vous faut tout réduire à cuisson puisque vous avez perdu vos dents dans l'incarcération. J'ai peur qu'il vous arrive malheur et maladie, que vous perdiez vos poumons, vos organes.
De l'autre côté, je vois que vos bourreaux ne vous ont pas assassiné. Ils vous gardent, mais en vie. Cela ne peut être que parce qu'ils ont besoin de vous. Et pas seulement comme monnaie d'échange pour les Jeux olympiques ou pour quelque infamante négociation commerciale. S'ils ne vous ont pas déjà annéanti, ceux qui vous ont transformé en voix sans corps, c'est sûrement aussi parce qu'il y a dans la sombre arrière-pensée de leur pensée une fente par laquelle votre voix peut passer. En cachette ils écoutent. Ils vous avoir besoin de vous, plus tard, peut-être bientôt.
Qui sait, peut-être même sont-ils en train d'espérer derrière la pensée qu'un jour, quand vous aurez gagné, vous leur pardonnerez. Je ne crois pas, bien sûr, à une conversion des coeurs. Je crois à un retournement de leur esprit calculateur en votre faveur politique. Ils savent que vous allez gagner, car votre cause est celle de la survie humaine. Ils savent qu'ils maintiennent leur propre avenir en détention. Vous êtes l'air pour votre pays et vous êtes demain.
Pourvu que vous teniez. Il faut que vous teniez pendant que lentement le monde insuffisant et craintif se retourne vers vous. Il faut que nous tenions à vous et que nous nous obstinions à user les barreaux qui sont plantés dans les têtes de vos persécuteurs. Il faut vouloir le jour où le libre citoyen chinois Wei Jingsheng aura cessé d'être seulement l'image vénérable dans le fond de notre espoir, et marchera comme un homme ordinaire-extraordinaire parmi nos existences soulagées. Ce jour désiré, nous le réclamons avec colère à la Chine officielle: Assez maintenant !, assez ! Ouvrez !
Il faut qu'il vienne maintenant le jour de Wei Jingsheng !
(*) écrivain