L'HONNEUR PERDU D'ALEXANDRE NIKITINE
Libéré après dix mois de détention, l'écologiste russe réfute l'accusation de trahison.
Par Véronique Soulé
Libération, jeudi 19 décembre 1996
Il est heureux d'être enfin à la maison mais perdu: tout
a été si soudain. Jointe hier téléphone à son domicile Saint-Pétersbourg, l'épouse d'Alexandre Nikitine, le militant écologiste relâché samedi après dix mois de détention, affirme que son mari est sorti. Ou peut-être est-il chez lui mais, assommé par trop d'émotions, pour reprendre l'expression de sa femme, il préfère la laisser répondre aux incessants coups de téléphone. Le pire, pour lui, pendant sa détention a été de voir sa réputation salie, poursuit Tatiana Tchernova, avant de préciser qu'aujourd'hui, l'essentiel pour le couple est d'obtenir la levée de l'accusation infamante de trahison.
Malgré la libération surprise du militant écologiste, le dossier Nikitine n'est pas clos. Le procureur général de Russie, qui a ordonné sa libération, a aujourd'hui 18 volumes sur son bureau, contenant le dossier d'accusation du FSB (Service fédéral de sécurité, successeur du KGB) et celui de la défense. D'ici quelques jours, il devra décider s'il transmet ou non l'affaire au tribunal; s'il le fait, Nikitine, accusé par le FSB d'avoir diffusé des informations secrètes dans le cadre de sa collaboration au rapport sur la pollution nucléaire de l'organisation écologiste norvégienne Bellona, devra répondre de haute trahison, une charge passible de la peine capitale. Mais le procureur peut aussi demander un complément d'enquête ou même classer l'affaire, une hypothèse qui n'est pas exclue après le geste de samedi. Les deux avocats de Nikitine, qui donnaient hier une conférence de presse à Moscou, semblaient avoir bon espoir. L'affaire ne devrait pas aller jusqu'au tribunal, a pronostiqué Genry Reznik; nous attend
ons que le procureur abandonne l'accusation de trahison. L'optimisme mesuré des deux juristes se fonde sur le fait que, pour la première fois, après six vaines tentatives pour obtenir la libération de leur client, ils ont été entendus. La défense avançait deux arguments. D'abord, la Constitution russe assure le droit des citoyens d'être informés, notamment sur les questions relatives aux risques écologiques. Ensuite le FSB agit dans l'illégalité: pour accuser Nikitine de trahison et l'emprisonner durant dix mois, il avance deux décrets de 1993 de l'ex ministre de la Défense, le faucon Pavel Gratchev, classifiant un certain nombre d'informations. Or, ces décrets sont toujours restés secrets... Ancien commandant de sous-marin nucléaire, Nikitine, 43 ans, qui avait pris sa retraite en 1992 et était devenu un collaborateur de Bellona, a toujours clamé son innocence. Le FSB lui reproche essentiellement le chapitre 8 du rapport intitulé La flotte de la mer Noire: les sources de contamination radioactive et dispon
ible sur Internet, consacré aux accidents dans les sous-marins nucléaires russes. Il l'accuse notamment d'avoir utilisé sa carte militaire pour obtenir certaines informations. Mais Nikitine a toujours démenti,assurant que ces informations étaient accessibles au public et qu'il pouvait le prouver. Tout cela ressemble à du théâtre de l'absurde, le FSB brandit des décrets secrets et nous, la défense, ignorons sur quoi se fonde l'accusation, ont résumé hier ses avocats. S'exprimant mardi devant la presse, le patron du FSB, Nikolaï Kovalev, n'a pas cédé d'un pouce, parlant d'acte d'espionnage. Ses services avaient d'ailleurs attendu trois jours avant de -libérer Nikitine après l'ordre du procureur. Le FSB est comme un animal blessé, a commenté l'avocat Reznik, allusion au fait que, pour l'héritier du KGB, la libération de Nikitine a dû être ressentie comme un humiliant échec. Mais l'affaire était devenue embarrassante pour le Kremlin: en août, Nikitine était devenu le premier prisonnier de conscience de la nouvel
le Russie adopté par Amnesty International. Le dernier prisonnier politique soviétique avait été libéré en 1986 d'exil intérieur et s'appelait Andreï Sakharov.