Interview avec André-Paul Frognier, professeur à l'Université Catholique de Louvain
propos recueillis par Luc Delfosse
Le Soir, jeudi 2 janvier 1996
Ech. vieux syst. prop. contre nouv. syst. maj... Dans la "Gazette de la nouvelle citoyenneté et de la démocratie directe réunies" la petite annonce fait recette. Pour le politologue André-Paul Frognier (UCL), il y a pourtant lieu de peser le pour et le contre: Changer de système électoral, c'est changer très sensiblement les règles du jeu. Le système proportionnel permet une représentation d'une grande finesse. Mais il entraîne des gouvernements de coalition qui rendent la vie politique obscure. Les partis de la coalition négocient, en effet, un accord de gouvernement. Les citoyens qui ne connaissent que les programmes electoraux des partis, ne s'y retrouvent pas.
Le sytème majoritaire marque, in fine, l'affrontement entre deux partis ou deux "pôles" idéologiques. Le gouvernement qui sort des élections est celui d'un seul parti. Le programme électoral du vainqueur devient le programme gouvernemental. Souvent, le chef de ce parti devient aussi le Premier ministre. Les citoyens peuvent mieux contrôler. On y gagne en clarté.
Le Soir: Existe-t-il un système électoral idéal, qui concilie la finesse à la "lisibilité" ?
André-Paul Frognier: Non! Tout dépend des besoins d'une société à un moment donné de son histoire. Prenez l'Italie. En 1945, le système majoritaire qui avait permis à Mussolini d'accéder au pouvoir, est banni au profit d'un sytème proportionnel comparable à celui de la Belgique. Cela va donner, pendant des décennies, des coalitions fragiles, toujours dominées par la Démocratie chrétienne. Après "mani pulite", l'Italie est revenue vers un système majoritaire.
L.S.: le scrutin proportionnel serait donc ancré dans le terreau sociologique belge ?
A-P.F.: Sa logique est en tout cas bien adaptée. Il permet aux "étroits mondes sociologiques" (le chrétien, le libéral et le socialiste, NDLR) d'exister.
L.S.: Changer de système, ce serait "tuer" un de ces mondes ?
A-P.F.: Assurément. L'un d'eux devrait disparaître: le catholique ou le libéral.
L.S.: Est-ce qu'au nom de la "clarté", il faut nécessairement passer par un changement radical ou procéder par touches. En commençant, par exemple, par supprimer la case de tête ou permettre un vrai panachage ?
A-P.F.: Ce type de panachage existe au grand-duché de Luxembourg. Chaque électeur dispose d'autant de voix qu'il y a de sièges à pourvoir, multipliées par deux. S'il y a dix sièges à pourvoir, l'électeur dispose donc de vingt voix qu'il répartit comme il l'entend.
En Belgique, on ne fait que ratifier l'ordre défini par les partis. La case de tête permet de prévoir l'issue du résultat des élections à un ou deux sièges près.
L.S.: Mais les voix de préférence ...
A-P.F.: ... Oh! elles ne modifient que très, très rarement cet ordre. Un candidat peut "sauter" une place ou deux. Mais ce n'est pas arrivé plus de dix fois depuis la guerre!
L.S.: Et imposer un seuil électoral de 5 % comme Jean-Luc Dehane l'avait lui-même évoqué au soir des élections communales de 1994 ?
A-P.F.: C'est dangereux. Cela conduit à éliminer purement et simplement les petits partis. C'est du protectionnisme politique... On met le couvercle et on croit qu'on est tranquille.
L.S.: Le système majoritaire est lui aussi un étouffoir ...
A-P.F.: Il oblige à des regroupements, des "pôles" politiques. Les partis qui existent accueillent en leur sein un certain nombre de tendances.
L.S.: Est-ce que les clivages communautaires ne condamnent pas toute réforme du système électoral "national" ?
A-P.F.: A l'échelon fédéral, elle ne pourrait effectivement pas fonctionner. Il est d'abord inimaginable que les partis redeviennent nationaux. Ensuite, peut-on imaginer que le poids de l'électorat flamand, bien plus nombreux, soit prédominant ? Si on peut imaginer des réformes, il faut le faire à l'échelon communal, régional ou communautaire.
A une époque où les gens semblent de plus en plus (ré)intéressés par la politique, cela les aiderait à y voir plus clair. Comme cela a été le cas en Italie. Le système politique belge est extrêmement corseté. Il ne permet que difficilement de sortir du choix des principaux partis. Il empêche tout renouvellement. Même les grandes crises n'amènent que quelques pourcent d'écart entre les formations. Il y a une absence de choix.
L.S.: C'est la population qui est stable ou c'est le système électoral qui bloque les choix ?
A-P.F.: C'est toute la question. L'autre est de savoir si on est prêt à sacrifier un monde sociologique traditionnel aux fins de rendre l'alternance politique plus claire et plus facile ...