Le Monde, 12-13 janvier 1997
TOUTE forme de justice internationale est-elle impossible contre les plus flagrants des crimes contre l'humanité ? On peut se le demander, en constatant les débuts difficiles du Tribunal international (TPR) créé par l'ONU pour juger les responsables du génocide perpétré en 1994 au Rwanda. Ce tribunal devrait avoir, comme celui de La Haye sur l'ex-Yougoslavie (TPI), une fonction d'exemplarité: faire régresser l'idée d'impunité et faire avancer, en particulier aux yeux des pays les plus mal lotis en matière juridique et démocratique, celle une justice supranationale, indépendante et rigoureuse. Or le spectacle qu'il offre actuellement est celui d'une instance besogneuse qui a toutes les peines du monde à mener ses enquêtes, à mettre la main sur quelques inculpés de poids et qui, lorsqu'elle en tient un, bute sur des problèmes de procédure complexes et sur l'obstruction menée au nom du respect des droits de la défense.
Dans le même temps commencent à être jugées par les tribunaux du Rwanda, et condamnées à mort de façon plus qu'expéditive, sans avocat pour leur défense, quelques-unes des 90 000 personnes qui croupissent depuis deux ans dans les geôles du régime tutsi de Kigali. Quelle conclusion sur le meilleur moyen de punir les auteurs d'un génocide les uns et les autres tireront-ils du spectacle de ces deux formes de justice? Aujourd'hui mis en cause pour ses dysfonctionnements internes, le TPR souffre de plus des mêmes difficultés fondamentales que son homologue de La Haye, mais de façon plus aiguë encore: il n'a aucun pouvoir contraignant sur les Etats et dépend de leur bon vouloir pour se procurer des preuves et des inculpés. Sa procédure repose exclusivement sur des témoins qui, à charge ou à décharge, peuvent aisément être manipulés ou menacés. Le Tribunal de La Haye n'aura sans doute jamais sous la main les Mladic, Karadzic, Arkan, Seselj et autres criminels en chef que la communauté internationale juge trop dange
reux de lui livrer. Du moins jouitil, dans cette limite-là, d'un soutien qui lui a permis de devenir le véritable laboratoire d'une future cour permanente de justice internationale. Dans le cas du TPR, l'ambivalence des Etats constitue un handicap encore plus grand. Toute l'administration, toute l'armée du génocide se sont exilées en 1994, sans en être empêchées par une communauté internationale qui ne considérait pas de son devoir de les arrêter. Les quelques hommes qui Font été malgré tout, comme ceux qui sont détenus au Cameroun, font l'objet d'obscures tractations politiques. Le TPR est en outre tributaire, dans ses enquêtes, du régime tutsi de Kigali, qui dispose d'une large information sur le génocide mais ne coopère que parcimonieusement avec une instance internationale que, sur le fond, il récuse. Enfin, si le TPI a eu du mal à obtenir un début de collaboration des services armés informés, le TPR n'a rien à attendre de ce côté. Surtout pas de l'armée française, qui, de crainte de se retrouver mise en
cause, a refusé de jouer ce rôle de témoin à propos de l'ex-Yougoslavie et entend bien s'y soustraire partout ailleurs.