par Claire Tréan
Le Monde, mercredi 16 avril 1997
LA TURQUIE EST-ELLE UN PAYS EUROPEEN?
LA TURQUIE est-elle destinée à entrer un jour dans l'Union? La question n'est pas nouvelle. Elle se pose depuis que la CEE, en 1963, en concluant un accord d'association avec ce pays, lui ouvrait en principe la perspective d'une adhésion à terme. Près de trente-cinq ans plus tard, Ankara ne s'est guère rapprochée de cet objectif et, alors que l'Union se prépare à s'élargir, ceux qui, comme la France, continuent de proclamer la vocation européenne de la Turquie ont la tâche particulièrement difficile. L'arrivée à la tête du gouvernement en juin 1996 de Necmettin Erbakan, chef d'un parti islamiste qui tourne le dos à l'Europe ne facilite pas les choses. Mais on a tendance à se dire, dans les capitales occidentales, que les gouvernements passent, surtout quand l'homme qui les guide représente à peine plus de 20 % de l'électorat et dépend de son alliance avec un parti laïc. Ce sont surtout les prestations de ce parti et de sa représentante au sein du gouvernement, Mme Tansu Ciller, aujourd'hui ministre des aff
aires étrangères, qui déçoivent. Les dirigeants européens avaient un peu hâtivement salué en elle, en 1993, lorsqu'elle accéda au poste de premier ministre, la garante de l'occidentalisation, la femme qui allait conduire ce grand pays musulman, mais laïc, vers une plus grande conformité aux valeurs démocratiques dont se recommande l'Europe. Quatre ans plus tard, l'étoile de Tansu Ciller est plus que ternie: par le piètre bilan de son gouvernement en matière de démocratisation et de droits de l'homme, par le pacte quelle a passé ensuite, pour se maintenir au pouvoir, avec le parti islamiste, enfin par les affaires dans lesquelles on la soupçonne aujourd'hui d'avoir trempé et qui participent du climat général de corruption de la vie politique dans ce pays. Le paysage politique turc actuel est, pour des démocrates européens, rebutant. N'était le problème - grave - de la répression qui continue de frapper le sud-est kurde du pays, les dirigeants occidentaux en viendraient presque à se féliciter de ce que, par bo
nheur, l'armée maintienne sous surveillance ces politiciens peu glorieux et veille au moins sur les principes de l'ordre et de la laïcité... C'est dire si la vocation européenne de la Turquie est, par les temps qui courent, une cause délicate à plaider. La France plaide cependant. Au début de ce mois, le ministre des affaires étrangères, Hervé de Charette, allait redire à Ankara la constance de cette position française. Depuis de Gaulle, qui avait activement oeuvré à la conclusion de l'accord d'association de 1963, la politique turque de la France a connu des vicissitudes et des périodes d'oubli. François Mitterrand avait très précautionneusement renoué avec elle pendant son second septennat; Alain Juppé l'a revivifiée, alors qu'il était ministre des affaires étrangères, en se faisant en 1995 l'apôtre de la conclusion d'une union douanière entre l'Europe et la Turquie. C'était l'époque où Ségolène Royal, venant avec quelques autres députés français de découvrir le drame des Kurdes d'Anatolie,s'enflammait à
l'Assemblée nationale contre ce projet, et où le chef de la diplomatie française rétorquait qu'il ne faut pas confondre passion et hystérie, en expliquant ce qui à ses yeux était en jeu dans le rapprochement de l'Europe avec ce pays: la démocratisation de la Turquie, et plus largement la paix et la stabilité dans une région où se rencontrent la Méditerranée, le Moyen-Orient, le Caucase et l'Asie centrale. L'accord d'union douanière a été signe, moyennant un montage d'inspiration française destiné à désamorcer l'obstruction grecque (la promesse faite à Chypre d'ouvrir des négociations en vue de son adhésion à l'Union européenne). Il est entré en vigueur après avoir passé l'épreuve d'un débat virulent sur les droits de l'homme en Turquie au Parlement de Strasbourg. Il fait de la Turquie le pays non membre le plus étroitement associé à l'Europe. On aurait pu, comme après 1963, envisager de vivre encore quelques dizaines d'années sur cet arrangement de base, même si les aléas de la politique intérieure turque e
t les accès d'irritabilité d'Athènes promettaient quelques péripéties. Si la question turque se repose aujourd'hui, c'est d'abord parce que l'Europe, ayant décidé de s'ouvrir à de nouveaux venus, est bien forcée de se demander jusqu'où elle peut aller, où se situent ses frontières, en bref qui elle est. La Turquie en fait-elle partie ou pas ?
REPONSE DÉMOCRATE-CHRÉTIENNE
Une réponse assez consternante a été fournie il y a quelques semaines lors d'une réunion des dirigeants des partis démocrates-chrétiens européens à Bruxelles, réunion à laquelle participaient, entre autres, le chancelier Kohl, José Maria Aznar et Wilfried Martens. La Turquie, fut-il dit (en tout cas rapporté publiquement par l'un des participants et non démenti par les autres), ne peut pas faire partie de l'Europe pour des raisons de religion... Les douze millions de musulmans vivant dans l'Union européenne et les. autres, non chrétiens, apprécieront. on peut en tout cas se demander, tant sont nombreuses actuellement les bonnes raisons de recaler la candidature turque, ce qui a bien pu pousser ces dirigeants européens à une confession aussi peu politique. Seul Jacques Delors en son temps avait osé assimiler ainsi l'Europe et la culture chrétienne, encore que plus prudemment et en n'engageant que lui. Une telle prise de position fait le jeu des militants islamistes en Turquie et trahit tous les musulmans qui
aspirent à plus de démocratie. Elle ouvrait en tout cas un boulevard à M. de Charette, arrivé de surcroît à Ankara juste après son homologue allemand Klaus Kinkel. Au cours d'une visite calamiteuse, ce dernier venait d'essuyer tous les reproches en même temps, synthétisés dans les outrances du ministre turc de l'intérieur, qui alla jusqu'à déclarer que l'Allemagne ne sait réserver aux Turcs qu'un seul sort: elle les brûle. La relation spéciale germano-turque s'est détériorée ces dernières années. Les attentats racistes dont ont fait l'objet quelques-uns des deux millions d'immigrés turcs en Allemagne ont eu une forte répercussion en Turquie. En même temps, la sensibilité particulière de l'opinion allemande à ce pays oblige Bonn à réagir plus vigoureusement que d'autres aux violations des droits de l'homme. A trois reprises, ces dernières années, les autorités fédérales ont ainsi décrété un embargo sur les ventes d'armes à Ankara, en liaison avec le problème kurde. Même si elle reste de loin le premier part
enaire économique européen de la Turquie, l'Allemagne est actuellement l'objet de tous les ressentiments. Sans aller jusqu'à dire que la France cherche à exploiter cettedésaffection, force est de constater qu'elle en profite un peu.
AMBITIONS FRANAISES
Le nombre des entreprises françaises installées dans ce pays, qui est passé de 7 en 1989 à 150 aujourd'hui, en est un indice. M. de Charette a pu, sans s'attirer les foudres d'un premier ministre islamiste (dans une situation au demeurant précaire), aller prêcher la laïcité de l'Europe à Ankara et s'attirer des sympathies en réaffirmant que la perspective européenne restait ouverte pour la Turquie. La France joue là - comme avec Chypre, comme avec la Roumanie, comme avec le dialogue euro-méditerranéen notamment sa carte sud-européenne par rapport à une Allemagne beaucoup plus difficile à concurrencer sur les terrains est-européens. Chercher à avoir la Turquie avec soi quand on a des ambitions en matière de sécurité et qu'on réclame le commandement sud de l'OTAN est en outre assez cohérent. Et les Turcs dans tout cela? Il n'est pas sûr qu'ils soient au centre des préoccupations, très stratégiques, de Paris. Il est certain en revanche qu'on ne les aide guère en leur fermant à tout jamais, sous prétexte de reli
gion, la porte de l'Europe.