LA FRANCE, MAUVAIS EXEMPLE
Le Monde, samedi 8 novembre 1997 - page 16
Lionel Jospin va bientot devoir prendre position dans une affaire délicate dont on s'est bien gardé jusqu'à présent d'entretenir les Français. Elle est pourtant d'importance, puisqu'il s'agit de la position de la France sur l'un des projets les plus ambitieux qu'aient jamais conçus les Nations unies: celui de créer un Tribunal permanent qui ferait justice pour les crimes portant atteinte à la conscience universelle. Cette question est pourtant aussi d'actualité, à l'heure du procès Papon et la légitime révision, par ses plus hauts dirigeants, de l'histoire officielle de la France à l'époque de Vichy.
Mais c'est une question extremement dérangeante. Elle met aux prises une certaine culture des droits de l'homme avec les arguments pas toujours explicites de la realpolitik. Les ministres du gouvernement ne sont pas d'accord entre eux: celui de la justice s'oppose à ceux des affaires étrangères et de la défense et réclame une révision de la position extremement restrictive adoptée par la France dans la négociation à l'ONU.
S'il cédait aux arguments de la morale, des militants des droits de l'homme et de Mme Guigou, Lionel Jospin serait aux prises avec un grave problème de cohabitation: l'Elysée, sous la pression du lobby militaire, s'oppose dur comme fer au principe de l'indépendance d'une justice internationale par rapport aux Etats. Ce faisant, le chef de l'Etat isole la France de ses partenaires occidentaux, notamment des pays scandinaves, de l'Allemagne et de l'Italie ? qui sont parmi les plus allants sur le sujet. A l'origine de tout cela, il y a, pour résumer, la peur panique de la hiérarchie militaire de voir, par exemple, le général Janvier, ancien commandant des forces de l'ONU en Bosnie, mis en cause dans les événements de juillets 1995 à Srebrenica, où une large partie de la population musulmane fut exterminée sous l'oeil des "casques bleus". Certaines craintes des militaires français peuvent etre entendues: il ne faut pas que les soldats qui participent à des opérations de maintien de la paix aient jamais le sentim
ent d'etre sous la menace d'une justice arbitraire, sinon il n'y aurait tout simplement plus d'opérations de ce genre. Mais une chose est de protéger le statut des "casques bleus", une autre de confondre indépendance et arbitraire et de saboter tout projet de justice internationale véritablement indépendante.
Une autre, surtout, est de confondre, comme le fait actuellement la hiérarchie militaire, les appels à témoigner que lui lance le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie avec une mise en accusation. Le Tribunal de La Haye traite les officiers français qu'il appelle comme témoins de la meme manière que tous les autres témoins. La France n'a aucune justification à les faire échapper à cette obligation. Le respect de celle-ci est le minimum que l'on puisse exiger d'un pays qui se targue d'avoir été à l'origine de la création de ce Tribunal.
Ce n'est meme plus une question de morale ni de progrès de la justice internationale. C'est, tout simplement, la loi.