le monde/ vendredi /23/01par Jean-Luc Racine
Jacques Chirac se rend en Inde du 23 au 26 janvier. Par -delà les espoirs de contrats ou les encouragements donnés aux entreprises françaises moins présentes sur le sol indien que leurs concurrentes, cette visite invite à repenser la place de l'Inde dans le nouvel ordre mondial. Qu'en est-il de cet Etat qui, s'approchant du miliard d'habitants, entend bien etre l'un des grands du monde de demain?
Cette ambition suscite ici ou là bien des doutes. Deux interrogations les traduisent. La première est politique : l'Inde des fragiles gouvernements de coalition et des tentations centrifuges agitant le Cachemire ou les marges de l'Assam est-elle assez stable pour tenir le cap ?La seconde est économique: la quete d'un statut à la mesure de ce large fragment d'un d'humanité - un homme sur six est Indien - ne peut se satisfaire ni d'avancées diplomatiques ni meme d'une consolidation de l'outil militaire et scientifique.
La clé de la puissance sera forgée de façon décisive mais non exclusive par le rythme de la croissance. Sans doute l'objectif affiché d'un taux de croissance durable du PNB de 6% a 7% l'an est-il très optimiste. Mais les atouts indiens sont bien réels. Les soubresauts des économies du Sud-Est asiatique et la possible surchauffe de l'économie chinoise pourraient amener les analystes économiques et financiers à réviser une part de leurs critiques habituelles (reprises du FMI et de la Banque mondiale) et à porter un crédit accru à la stratégie indienne d'avancée à pas mesurerés vers la libéralisation.
Pour New Delhi, la réforme économique engagée est un processus de transition, non une course contre la montre pour satisfaire au plus tot, mois après mois, le tenants internationaux de la privatisation du secteur public,de la libéralisation des assurances ou de la suppression des subventions aux agriculteurs. A-t- on suffisamment souligné que les gouvernements indiens. depuis 1991, ont su éviter les crises sociales qui, ailleurs, ont souvent accompagné les ajustements structurels brutalement conduits?
Le risques d'instabilité politique sont d'une brulante actualité. Outre son homologue K. R. Narayanan, président récemment élu - au suffrage indirect - dans un esprit de rare consensus, Jacques Chirac trouvera en face de lui une Inde politique qui pourrait lui rappeler la IV Republique si peu chère aux gaullistes. Le gouvernement de Front uni d'Inder Kumar Gujral, la quatrième équipe au pouvoir depuis 1996,- est démissionnaire depuis que le Parti du Congrès lui a retiré son soutien. Il ne gère plus que les affaires courants jusqu'aux prochaines élections générales, anticipées, fin fevrier-debut mars. Ces temps pré-électoraux voient cette république des partis et des coalitions incertaines vibrer de scission, d'alliances et de marchandages où les haines personnelles recuites n'empechent nullement des regroupements de circostance. A tant diviser ceux qui professent leur opposition aux forces extrémistes du nationalisme hindou,les stratèges de la survie politique, au Part du Congrès ou ailleurs, risquent bie
n de porter au pouvoir ceux qu'ils prétendent combattre.
Les gouvernements minoritaires du Front uni, au pouvoir en 1996-1997, portaient en eux une option possible de recomposition des forces politiques,faisant la part belle aux formations d'implantation régionale, ma aussi à plusieurs partis qui luttent pour l'émancipation des castes dites basses. Les pessimistes, ou les nostalgiques, y virent la marque d'une faiblesse aujourd'hui confirmée. Les optimistes en tirèrent deux enseignements. En premier lieu, l'accession au pouvoir de cette minorité composite, suspendue au bon vouloir d'un Congrès diminué, a traduit le rejet de l'autre option, celle d'un nationalisme hindou triomphant. Le Front uni, récemment divisé,n'a guère de chances marquées de rester au pouvoir, si les alliances restent ce qu'elles sont au jourd'hui.
Le Congrés n'a plus pour mener de dynastie charismatique, quoi qu'on pense de Sonia Gandhi appelée à la rescousse. Seuls de nouveaux regroupements lui laisseraient une chance très incertaine. L'électorat pourrait finalement porter les nationalistes au pouvoir. Le peuple indien serait alors plus sensible au slogan de la stabilité qu'entonne un Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien ) s'affichant comme garant d'un renouveau national et hindou, qu'au souvenir des émeutes planifiées qui ont accompagné la réguilière montée en puissance du bras politique de l'hindutva, ce mouvement centré autour de la résurgence d'une "hindouité".
Il serait au total illusoire de confondre fragilité gouvernementale et faiblesse politique. En dépit de ses dérives ou de ses lacunes, le systeme démocratique indien fonctionne: onze élections génerales depuis 1951, et pas l'ombre d'une menace de coup d'Etat militaire. Les forces séparatistes sont certes à l'oeuvre sur les marges nord et nord-est, mais affaibles. Les gouvernements de New Delhi n'ont pas laissé le Pendjab quitter l'Union et jouent la montre en Assam comme au Cachemire, persadés que le temps travaille pour eux.
Cette république des partis sait se donner un ton gaullien dès que sont en jeu la souveraineté et la sécurité nationales. En 1996, c'est le gouvernement "fragile" de H. D. Dewe Gowda qui a obstinément refusé de céder aux pressions des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies en bloquant la Conférence de Genève et dénonçant bec et ongles à l'Assemblée générale de l'ONU le projet d'interdiction définitive des essais nucléaires.
Seule une minorité manifeste sa volonté de faire de l'Inde un pays ouvertement nucléaire et non pas simplement, comme au jourd'hui, à capacité déclarée. Mais la grande majorité politique et médiatique qui afficha en 1996 son soutien à " une Inde qui sait dire non " portait un message plus large, qu'il importe d'entendre et que confirme au jourd'hui l'opposition constamment réitéréeà toute médiation des grandes puissances ou de l'ONU dans la querelle indo-pakistanaise sur le Cachemire.
L'Inde entend désormais jouer le jeu de la globalisation. Mais cette ouverture au monde, menéeà son pas, n'implique nulle soumission à l'hégémonie américaine. Comme Paris, New Delhi veut un monde multipolaire. Mais contre Paris s'il le fallait et contre les puissances du monde d'aujourd'hui, G7 + 1 et Chine, l'Inde entend aussi s'affirmer comme un pole en cours de genèse : une Inde portée par le souvenir de la grandeur passée, une Inde enfin sortie du traumatisme colonial, une Inde soucieuse d'occuper dans le futur ordre du monde une place à sa mesure.
A moyen terme, l'Inde souhaite devenir membre permanent du Conseil de sécurité, c'est-à-dire etre enfin reconnue comme un grand par la communauté des nations. Reste à savoir si la croissance économique favorisera cette ambition et quelle image donnerait de l'Inde un gouvernement saFRAN, LA COULEUR SYMBOLIQUE DES NATIONALISTES DU bjp ET DE L'HINDOUISME MILITANT...
L'Inde est une jeune nation portée par une vielle civilisation forte de ses traditions pluralistes. Le temps des méprises n'est plus de mise, et le regard plus attentif, voire plus compréhensif, porte sur l'Inde par la nouvelle administration Clinton traduit une meilleure prise en compte de l'ejeu indien. La filation gaulliste du président fraçais comme l'heritage socialiste-ou social-démocrate - du ministre français des affaires étrangères devraient heureusement se combiner pour mieeux comprendre les ambitions et les contradictions de l'Inde millénaire et cinquantenaire.
Elle cherce sa voie et demande d'abord à l'étranger la connaissance minimale qui fait naitre, par-delà les calculs qu'imposent la Realpolitik et le sens des affaires, ce sentimment qui permet seul les relations frances (franhes) et autorise les différences : le respect.
JEAN-LUC RACINE est directeur de recherches au CNRS.