UNE VIOLENCE HISTORIQUEpar jérome delclos
liberation / 17 / 02
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Qu'il s'agisse de Camus sur l'Algérie, de Rousseau sur la Corse, la lecture rétrospective des philosophes engagés dans les questions politiques de leur temps constitue un exercice dont on voit bien le risque: l'Algérie de 1958 et la Corse de 1765 appartiennent à un passé révolu.
Il n'y a pourtant, rien à changer dans les premières lignes de l'appel à la "Treve pour les civils" de Camus (A.Camus, Actuelles III Chroniques algériennes 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958, p. 156) "Il n'y a pas de jour où le courrier, la presse, le téléphone meme, n'apportent de terribles nouvelles d'Algérie, de toutes parts, les appels retentissent, et le cris. (...) Si du moins, une certaine surenchère pouvait prendre fin! A quoi sert désormais de brandir les unes contre les autres les victimes du drame algérien ? Elle sont de la meme tragique famille et ses membres aujourd'hui s'égorgent en pleine nuit, sans se reconnaitre, à tatons, dans une melèe d'aveugles".
Plus surprenant encore, on trouve dans le Projet de Constitution pour la Corse, classé par Rousseau dans un dossier intitulé " Affaires de Corse", les memes questions, que l'on s'étonne aujourd'hui de découvrir, du rapport heurté des Corses à la loi(" (...) chez eux, la loi manque de prise"), du détournement de l'argent public (" L'emploi des bras des hommes, ne pouvant se cacher, va toujours à la destination publique. Il n'en est pas ainsi de l'emploi de l'argent: il s'écoule et se fond dans des destinations particulières; on l'amasse pour une fin, on le répand pour une autre; le peuple paye pour qu'on le protège, et ce qu'il donne sert à l'opprimer"), de " l'assurance de l'impunité" qui autorise "les haines de famille et les projets de vengeance".
Nous ne devons pas, pour autant, céder à la tentation de confondre le philosophe avec l'oracle. Cependant, le caractère intempestif (au sens de Nietzsche) de telles "Inactuelles" devrait au moins permettre une certaine vigilance quant à l'illisibilité médiatique des dossiers "Corse" et "Algérie". Ce statut d'illisibilité, bien pointé par Nicolas Giudici (le Crépuscule des Corses, clientélisme, identité et vendetta, Grasset, 1997, et le Problème corse, ed. Milan, 1998), a ses raisons dans la difficulté où se trouve aujourd'hui la culture méditerranéenne de prendre à bras le corps la question de l'origine, des raisons et de la spécificité de sa propre violence, structurelle (clanique" ou "factieuse") et non "dérivée" (la prétendue "dérive mafieuse" en Corse, symétrique à la "dérive intégriste" en Algérie), immuable sous la cagoule ( "nationaliste" ou " islamiste" ), entretenue par le népotisme politique clientéliste qui pratique un jacobinisme clanique "horizontal".
Aussi curieux que cela puisse paraitre, les deux dossiers, placés en miroir, devraient alors y gagner sinon en clarté, du moins en lisibilité.
A condition, sans doute, de commencer par tenir à distance la clameur indistincte des déclarations plus ou moins officielles, plus ou moins spectaculaires ( BHL et Cohn- Bendit en Algérie, c'est Tintin au Congo), dont on ne voit que trop à quel point elle entretien l'omerta (Située au carrefour de tensions contradictoires, l'omerta ne se cantonne nullement dans le mutisme. Elle fonctionne plutot comme une clameur", N.Giudici, le Problèmecorse, p. 52). A tout prendre, mieux vaut encore relire les philosophes...
J.D. est professeur de philosophie