par Olivier Mongin et Lucile Schmid
le monde / 14 avril 1998
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Pourquoi le débat sur l'Algérie entre intellectuels français est-il devenu plus apre ? Pourquoi prend-il les allures d'un règlement de comptes ? Comment ceux qui étaient en accord pour combattre Milosevic en ex- Yougoslavie en viennent-ils à s'injurier sur la question algérienne ? La parole sur l'Agérie est comme gangrenée par la guerre et la cacophonie.
Ce qui frappe dans ce débat franco-français, c'est son aspect passionel. En six ans de conflit les paroles ont pourtant été rares. Parler de l'Algérie, c'était parler de la France, lorque les premiers étrangers assassinés sur le sol algérien étaient des Français, lorsque une vague d'attentats attribuée aux GIA, frappait Paris en 1995, lorsque la France reste considérée comme le seul pays apte à expliquer la situation algérienne, voire à définir une attitude commune des principaux Etats partenaires en ce domaine.
Qu'est ce qui a changé à l'automne 1997 ? Les grands massacres ont été un événement choc. Avec ce que cela comporte comme réflexes : il fallait aller voir se rendre compte. Meme en quelques heures, meme sous escorte. Vérifier vite, le plus vite possible ses intuitions, ses certitudes. L'Algérie pouvait relever, comme la Bosnie ou le Rwanda, d'une impression forte et vécue. Les images et les témoignages pouvaient l'emporter sur les analyses historiques et la réflexion politique.
Le traitement de la question algérienne a illustré le role central d'un caractère propre à l'époque : l'intellectuel grand reporter. Ce lui-ci, tel André Glucksmann, est un apotre de la laicité et de la distinctiondu bien et du mal, qui sait en appeler à la vigilance vis-à-vis du surgissement d'un nouvel Hitler génocideur. Ces anathèmes expliquent que la confusion entre le reportage et certains engagements soit naturelle. L'organisation de "meetings" avec le parti de Said Saadi, opposé à toute discussion avec la mouvance de l'islamisme politique, devient la seule issue possible au voyage en Algérie. Est-ce pourtant notre role de prendre parti sur la question alérienne, de trancher en lieu et place des Algériens eux-memes les interrogations sur qui est fréquentable, qui est légitime, qui tue et qui doit garder le pouvoir ?
Aujourd'hui, sur fond de violence sporadique, d'inquiétude sécuritaire réelle, mais sans massacres, l'Algérie est devenue une pierre dans le jardin de tous ceux qui ne voulaient parler d'elle que sur le mode de l'insoutenable, en esquivant toute interrogation politique. Mais parler d'Algérie a pour certains ouvert la boite de Pandore de leurs propres affects. D'extérieures, les paroles sont devenues engagées; les témoignages ont glissé vers la revendication d'un monopole de l'analyse et de la compréhension. Revendication paradoxale puisqu'elle consiste à exiger de ne pas vouloir en savoir trop.
Pour ces intellectuels engagés, c'est à la société algérienne, particulièrement à sa frange la plus " progressiste et la plus lucide ", de déterminer son destin; l'Etat algérien, parce qu'il n'est pas l'auteur des massacres de cet automne, ne saurait etre soumis à la pression internationale, et le FIS, qui a enfanté les GIA, est responsable des tueries perpétrées au nom de Dieu. Pour eux, tous ceux qui, en France, sont "dialoguistes", c'est-à-dire favorables à une négociation entre le régime et tous les acteurs politiques (y compris les islamistes) qui auraient pris position en faveur de la paix, sopnt, de fait, dans le camp des "égorgeurs".
Est- il vraiment question de l'Algérie dans cette mise en scène de la cruauté en Islam et des bienfaits des Etats forts pour certains peuples ? Certains oublient que l'une des caractéristiques de ces Etats forts est de diffuser autour d'eux la barbarie pour mieux survivre. Faut-il redire que la laicité et la démocratie sont loin de faire toujours bon ménage comme le rappellent les exemples de l'Irak ou de la Syrie ? Reconnaitre l'indulgence coupable dont la plupart d'entre nous ont fait preuve à l'égard des pratiques de l'Etat-FLN ne doit pas conduire à exonérer le régime actuel de sa responsabilité sous prétexte de combat contre l'islamisme. Car entre un Ben Bella qui prit le pouvoir par un coup d'Etat en 1962, un Boumediène qui mit en place un régime policier qui ne reculait pas devant l'assassinat politique et la clique de Zeroual, il n'y a pas de différence de nature. Le sentiment d'impunité qu'éprouvent aujourd'hui les assassins en Algérie résulte directement de la substitution de la violence au droi
t comme mode de règlement des conflits : politiques, économiques, publics ou privés.
-------------------------------------------------- LES TEMOIGNAGES ONT GLISSE VERS LA REVENDICATION D'UN MONOPOLE DE L'ANALYSE ET DE LA COMPREHENSION
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Ce n'est pas l'Etat qui organise les massacres en Algérie, et les GIA n'ont jamais été l'émanation de la Sécurité militaire comme certains s'en sont fait l'echo. Le régime algérien a simplement choisi de ne pas protéger ses citoyens, particulièrement dans certaines zones sensibles dont les habitants avaient voté pour le FIS. Si le débat sur l'Algérie continuait d'opposer un camp - les dialoguistes - à un autre- les éradicateurs - c'est qu'il serait posé en termes impropres.
L'époque de Sant'Egidio est révolue; le FIS NE joue plus le role politique de la période 1992-1994. La question posée aujourd'hui est celle de la normalisation organisée par le régime Normalisation politique avec la tenue d'élections truquées, normalisation économique qui respecte sur le papier les directives des institutions internationales, normalisation sécuritaire enfin. Normalisation qui permet au régime de présenter les apparences d'une modernisation en esquivant les attentes de la société algérienne. Comment la communauté internationale peut-elle concevoir ses relations avec l'Algérie de manière à tranformer cette normalisation en processus de démocratisation ?
L'avenir de l'Algérie est d'abord l'affaire de l'ensemble des Algériens. Mais il est tout aussi naturel que nous sachions appuyer les initiatives de dialogue qui redonneraient à la société algérienne ses libertés d'expression et entraineraient un partage du pouvoir. Que nous sachions dissocier notre souci de proximité avec cette société d'un soutien sans mélange au ré gime ; admettre que l'Agérie et sa société valent mieux que la transposition des débats franco-français sur la laicité et la République, l'invocation incantatoire d'Hitler et des génocideurs et les simplifications abusives sur ceux qu'il importe de soutenir ( femmes, intellectuels francophones) et ceux qu'il importe d'oublier (intellectuels arabisants, sympathisants du FIS).
C'est toute la société algérienne qui mérite le droit, la justice et la démocratie. Au lieu de s'invectiver, les intellectuels français devraient se montrer à la hauteur de ce défi. L'urgence est de rompre progressivement avec la violence, d'enqueter pour savoir et d'ouvrir un espace politique par la négociation.