UNE NOUVELLE MONNAIE D'ECHANGE
Pékin espère tirer un profit commercial de cette libération
par Caroline Puel
Libération, lundi 20 avril, 1998
La politique chinoise d'expulsion des dissidents est à la fois efficace et cynique. Elle vise à améliorer l'image d'un régime, entachée par les violations des droits de l'homme, notamment par la répression du mouvement démocratique de Tian Anmen, en 1989. A cet égard, Wang Dan, tête de liste des vingt étudiants les plus recherchés après Tian Anmen, est particulièrement symbolique. Il est sans doute plus connu des Chinois que Wei Jingsheng, qui s'est surtout illustré en 1979, à une époque où l'information ne circulait guère en Chine.
Stratégie bien rodée.
La libération des dissidents illustres est une stratégie bien rodée par les dirigeants chinois, avec une maîtrise cynique de la Realpolitik. Ils ont compris que le gouvernement américain avait également intérêt à ces libérations. Pour démontrer que la politique d'engagement constructif menée depuis plus d'un an par Bill Clinton est plus payante que la confrontation. Ce West pas un hasard si Wei Jingsheng a été libéré en novembre, quelques jours après la visite du président chinois Jiang Zemin aux Etats-Unis, marquée par la levée de l'embargo américain sur l'exportation vers la Chine de matériel et technologies nucléaires... Cette fois, la libération de Dan intervient avant la visite officielle de Bill Clinton en Chine, prévue la dernière semaine de juin. Elle devrait permettre au président américain de se sentir plus à l'aise face à son opinion publique et donc d'aller plus loin dans les concessions. Les Chinois espèrent que les Etats-Unis vont lever leurs restrictions à l'entrée de la Chine dans l'Organisat
ion mondiale du commerce. La libération de Wang Dan a en outre
été l'objet d'un marchandage diplomatique. Les Etats-Unis n'ont pas soutenu de résolution condamnant la Chine devant la Commission des droits de l'homme, réunie en mars à Genève. Les dissidents apparaissent comme une monnaie d'échange dans les tractations avec les capitales occidentales, en particulier les Etats-Unis. La tactique est d'autant plus efficace qu'elle permet à Pékin de se débarrasser de ses opposants les plus virulents. Ces dernières années', les dissidents en exil ont démontré leur propension à la zizanie. La Fédération pour la démocratie, basée aux Etats-Unis, se dissout en rivalités intestines. Infiltrations de la police chinoise ou simple bêtise? En février dernier, le dissident Wang Bingzhang a annoncé, lors d'une interview à Taiwan, que plusieurs grands noms de la dissidence, dont l'ancien étudiant Wuerkauxi et le spécialiste du goulag chinois Harry Wu, se préparaient à rentrer clandestinement en Chine, donnant les noms des postes frontières par lesquels Us comptaient passer... Coupés de l
eurs bases, lesdissidents en exil perdent de leur aura sur le continent. Leurs messages, davantage entendus à l'étranger que sur le territoire chinois, contribuent à servir l'image d'une Chine plus tolérante, autorisant une liberté de parole qui, en réalité, ne l'affecte guère.
Prisonniers politiques.
Enfin, l'expulsion progressive de tous les grands noms de la dissidence désamorce les critiques des organisations de défense des droits de l'homme alors que des centaines de prisonniers politiques, souvent méconnus, continuent à croupir dans les prisons chinoises. Des syndicalistes, étudiants, ouvriers et simples sympathisants du mouvement de Tian Anmen ont écopé de peines allant jusqu'à quinze ans de détention et sont considérés de droit commun. Officiellement, les prisons chinoises comptent 1,3 million de détenus, dont environ 2600 contre-révolutionnaires, mais ces chiffres omettent les occupants des camps de travail, qui seraient 230000 selon Human Rights et près de 6 millions d'après le chercheur américain Harry Wu... Ce coup de projecteur sur quelques grands noms de la dissidence ne saurait occulter le harcèlement quotidien envers tous les Chinois qui osent aborder le sujet tabou de la réforme politique. Début avril, d'après le Centre des droits de l'homme basé à Hong-kong, un professeur de droit de Hai
nan, Li Baiguang, a disparu après avoir voulu organiser des salons de réflexion avec ses étudiants; un avocat de Canton, Li Wensheng, qui cherche à créer un syndicat indépendant, se fait régulièrement interpeller et le dissident qui a longtemps fourni des informations sur les émeutes d'ouvriers au Sichuan, Li Bifeng, a été arrêté début mars ...