JUSTICE PENALE INTERNATIONALE: A CONSOMMER AVEC MODERATION...
Mardi s'ouvre à Rome la conférence diplomatique sur la création d'une Cour criminelle internationale. Un instrument utile mais difficile à manier.
par Serge Sur
Libération, vendredi 12 juin, 1998
La création d'une Cour criminelle internationale séduit les esprits attachés à la protection des principes et valeurs fondamentaux du droit humanitaire. Elle va faire l'objet d'une conférence diplomatique à Rome, du 16 juin au 17 juillet. Faut-il saluer un saut qualitatif du droit international, en même temps que la promesse d'une répression sans faille de coupables qui, en l'absence d'une telle juridiction, resteraient impunis? Sans doute. Mais pas dans n'importe quelles conditions: un principe de précaution impose d'analyser les conditions auxquelles cette institution devra répondre pour être efficace et acceptable par les Etats qui en négocient la mise en place. A quelles préoccupations répond cette création? Elles sont de deux ordres: d'un côté, celles du maintien de la paix et de la sécurité. Ce maintien (ou rétablissement) de la paix repose sur des considérations politico-militaires, sur une vision de l'intérêt collectif, sur des décisions qui font le droit en l'adaptant à des situations concrètes d'av
antage qu'elles ne l'appliquent sur la base de règles préétablies et abstraites. C'est plutôt en revanche ce qui caractérise le second ordre de préoccupations: réprimer les coupables de crimes monstrueux. On est dans le domaine de la justice. N'opposons cependant pas paix et justice, car le châtiment est aussi un élément du retour à la paix. Lui seul permet la réconciliation et, sinon l'oubli, du moins une mémoire dépassionnée, sans esprit de vengeance, gros de conflits futurs. Paix et justice: les deux préoccupations ne sont pas contradictoires, elles se confortent plutôt mutuellement.
L'universalité
Leurs méthodes sont toutefois virtuellement antagonistes. Au maintien ou au rétablissement de la paix correspondent les responsabilités et l'action du Conseil de sécurité des Nations unies, avec les instruments de contrainte, mais aussi de compromis, dont il dispose. Au souci de réprimer les coupables correspond la nécessité de les identifier, de rassembler contre eux les charges nécessaires, de les capturer, de les juger puis de les détenir lorsqu'ils sont reconnus tels. La démarche est cette fois judiciaire. La création de tribunaux pénaux internationaux spéciaux des Nations unies dans l'ex-Yougoslavie et au Rwanda constitue un banc d'essai utile pour l'établissement d'une Cour criminelle internationale, des exemples qu'il faut, suivant les cas, imiter ou dépasser. La comparaison montre d'emblée d'importantes différences entre les deux types d'institutions. La création des TPI a été opérée par le Conseil de sécurité. Ils ont été mis sur pied dans un contexte d'échec. Certains n'y voient même qu'un leurre,
détournant l'attention de l'impuissance du Conseil comme des Etats. Leur mode de fonctionnement dénote une sorte de bricolage juridique: leur procédure a fait l'objet d'ajustements multiples; la prédominance de l'influence anglo-saxonne a créé un malaise au sein d'Etats relevant d'autres traditions juridiques; l'existence de mandats d'arrestation secrets est à cet égard exorbitante; le concours nécessaire des forces militaires internationales a placées dernières en porte-à-faux, parce qu'on a exigé d'elles des tâches pour lesquelles elles n'étaient pas équipées. Ces tribunaux apparaissent comme des électrons libres dans un système déjà fragilisé par les échecs auxquels leur institution était censée porter remède. La Cour criminelle internationale n'encourt pas a priori de tels reproches, puisqu'elle est conçue indépendamment de tout conflit particulier et que son organisation peut tirer les leçons de l'expérience. On peut plus facilement définir et tenter de respecter les conditions indispensables à son fonc
tionnement efficace - car rien ne serait pire que d'instituer un tribunal pour la satisfaction superficielle de l'opinion publique, ou de ses interprètes autodésignés, ONG. Une telle institution doit, en effet, compléter les solutions politiques des conflits, non tenter de s'y substituer ou de masquer leur échec. Ces conditions, quelles sont-elles? Il faut d'abord que le traité international qui l'institue soit accepté par des Etats suffisamment nombreux et divers pour donner l'image de l'universalité. N'aboutir qu'à une convention régionale, qui ne réunirait par exemple que les pays occidentaux, la priverait d'efficacité et remettrait en question l'universalité des principes du droit humanitaire. Toute idée de trouver une autre voie qu'un traité entre Etats, seul capable de les engager efficacement, méconnaîtrait les fondements même de la société internationale et serait vouée à l'échec. Il faut ensuite que la compétence, le statut et les règles de fonctionnement de cette Cour soient établis de façon aussi
précise que possible. Elle ne doit en particulier intervenir que pour la répression de crimes nettement définis: crimes contre l'humanité dont le génocide, et crimes de guerre. Vouloir y adjoindre d'autres incriminations, comme le trafic de stupéfiants ou le terrorisme, diluerait la singularité des premières et heurterait à de multiples divergences entre Etats. De la même manière, la Cour ne devrait pouvoir être saisie que par des autorités qualifiées, Etats et Conseil de sécurité, à l'exclusion de tous autres. Il convient d'écarter l'autosaisine, qui permettrait une saisine indirecte par des ONG, sans légitimité et sans mandat, et qui pourraient utiliser cette voie pour entreprendre un procès médiatique contre des Etats ou des organisations internationales, au détriment du système international tout entier. Il convient également que les pouvoirs du procureur soient bien délimités et transparents afin de ne pas légitimer dans la société internationale une sorte de justicier immanquablement saisi par la dériv
e de la toute-puissance. Il convient enfin qu'un mécanisme de filtrage des requêtes garantisse leur sérieux, afin d'éviter que la Cour ne soit saturée de demandes multiples et sans bases solides.
La nécessité d'un bras armé
Il faut, en outre, que la compétence de la Cour soit articulée avec celle du Conseil de sécurité, qui détient, en vertu de la charte, la responsabilité principale du maintien de la paix. E appartient au Conseil, au-delà de la saisine de la Cour, de mettre le cas échéant à sa disposition un bras armé pour se saisir des suspects que les Etats ne lui livreraient pas, et pour l'assister si nécessaire dans la conduite des enquêtes. Est ainsi posé le problème difficile du lien entre la Cour criminelle et les missions de maintien de la paix des Nations unies, ou habilitées par elles. La situation actuelle est peu satisfaisante puisque les forces en cause n'ont ni formation, ni moyens, ni mandat pour assister la Cour. Elles sont dès lors exposées à devenir les boucs émissaires de l'échec de la répression internationale, et avec elles les Etats dont elles proviennent. A ces derniers de faire en sorte que leurs contingents ne soient engagés que sur des bases claires et avec les moyens humains, juridiques et militaires
correspondants!
Il faut aussi que le rôle subsidiaire de la Cour par rapport aux juridictions nationales, normalement compétentes, soit bien établi. Cette répression peut provenir soit de l'Etat des victimes, soit de celui des coupables, soit de celui dont le territoire a été le cadre des crimes poursuivis. Ce n'est qu'en cas de défaillance ou d'échec des poursuites que la Cour doit être conduite à intervenir. Encore doit-elle bénéficier du concours des Etats intéressés, puisqu'elle est dépourvue de moyens d'action directe sur leur territoire. Cette concurrence des juridictions est particulièrement délicate à régler, car elle peut déboucher sur un affaiblissement inattendu de la répression, en permettant aux accusés de choisir les juridictions les plus favorables. Il en résulterait des distorsions injustes et dangereuses, qui pourraient entretenir les tensions au lieu de les réduire.
Respect des diversités juridiques
Plus généralement, il convient que la future Cour criminelle respecte la diversité légitime des systèmes et des cultures juridiques, non seulement dans sa composition mais plus encore dans ses procédures. Pourquoi considérer que les procédures anglo-saxonnes, en fait américaines, doivent devenir le droit commun d'une procédure pénale internationale? Faut-il laisser les pratiques des lawyers américains conquérir ce nouveau marché? Faut-il imposer aux accusés (présumés innocents) et aux témoins des méthodes d'interrogatoire étrangères à leur culture juridique? Pourquoi ceux qui seront appelés à comparaître devant une telle Cour ne pourraient-ils être entendus suivant des procédures qu'ils connaissent et qu'ils comprennent? Pourquoi ne pas créer des procédures alternatives en fonction des systèmes juridiques d'origine des témoins et des accusés? Ces différents points illustrent les questions concrètes qui se poseront aux négociateurs, au-delà de l'accord de principe qui peut aisément s'établir sur l'utilité d'u
ne Cour criminelle internationale. On n'y répondra pas par l'idéologie juridique, par l'incantation ou par la rhétorique humanitaire. Si l'on veut que la Cour criminelle voie le jour, il ne faut pas l'utiliser comme un slogan, mais la construire avec sérieux, modestie et précaution. Enfin, il ne faut pas que son institution détourne de l'essentiel, qui repose sur les mécanismes politiques de prévention des conflits et de maintien de la paix. Cinquante ans après Nuremberg et Tokyo, il est triste de devoir faire face à nouveau à de tels crimes barbares! Puisse cette Cour demeurer un temple, consacré au culte des valeurs fondamentales de toute société plaçant la personne humaine en son centre, et, parmi les fonctions qu'elle devra remplir, puisse la fonction dissuasive être la plus efficace!.
Serge Sur est professeur à l'université Panthéon-Assaa (Paris-II), directeur du département relations internationales du centre de recherche de l'Institut des hautes études internationales (HEI-DRI).