Le point de...
Jean-François Revel
de l'Académie française
Pinochet-Castro .
même combat
Le Point, 24/10/98
Il est rarissime qu'un dictateur doive rendre compte de ses forfaits devant un tribunal. Félicitons-nous donc qu'Augusto Pinochet soit devenu l'une de ces exceptions, grâce au zèle de deux juges espagnols. Malheureusement, un petit détail prive de toute valeur morale et couvre même de ridicule leur initiative. Au moment même où ils lançaient leur mandat d'arrêt contre Pinochet, alité dans une clinique londonienne, se tenait au Portugal, à Porto, le sommet annuel ibéro-latino-américain. A ce sommet assistait Fidel Castro, rayonnant de santé. Or Castro présente des titres aussi solides que Pinochet devant une cour de justice. On s'étonne donc que nos deux jueges n'aient pas profité de cette magnifique occasion de le faire arrêter, d'autant que Madrid ne se trouve qu'à 600 kilomètres de Porto, beaucoup plus près que Londres Certes, en tant que chef d'Etat en déplacement officiel, Castro est couvert par l'immunité. On sait que la légitimité juridique de l'arrestation de Pinochet est fort contestée. Mais p
eu importe. Ce qui compte, c'est la portée morale du geste. Celui des juges n'en à plus aucune, du fait qu'ils ont frappé d'un seul côté. La morale est universelle ou elle n'est pas. Les droits de l'homme sont une imposture si leur définitinition continue de dépendre de la couleur du pouvoir qui les viole. De plus, Castro n'est pas un dictateur qui était au pouvoir il y a vingt ans. C'est un dictateur encore en état de nuire. Pinochet a au moins accepté, en 1988, un référendum donnant le choix à ses compatriotes entre son maintien et son départ. L'ayant perdu il s'est effacé. Castro, lui, prolonge la répression, riant sous cape de la naïveté . des politiciens étrangers, des dames d'oeuvres, des cardinaux et mëme du pape, qui défilent chez lui en se faisant promettre qu'il assouplira sa dictature. Aux crimes contre l'humanité Castro ajoute la malhonnêteté financière, Forbes Magazine, énumérant les plus grandes fortunes du monde évalue la sienne à environ 9 milliards de francs, évidemment volés aux
Cubains. Qu'on s'en prenne aux dictateurs à la retraite est fort bien. Mais il serait plus courageux de s'en prendre aux dictateurs en exercice. Castro luimême, d'ailleurs, moins bête que ses dupes, a senti le danger. Quand la nouvelle de l'arrestation de Pinochet parvint au sommet de Porto, son commentaire fut des plus prudents. Il souligna la complexité du problème technico-judiciaire posé par l'arrestation de Pinochet et - les risques d'une ingérence universelle (El Pais, 19 octobre). Si Pinochet se trouvait encore au pouvoir, l'aurait-on invité à représenter son pays au sommet ibéro-latino-américain? En invitant Castro, les politiques ibéro-américains montrent qu'ils n'ont pas compris les leçons du XXe siècle. Qu'auraient ressenti les futurs fondateurs de la démocratie espagnole si on avait organisé un sommet ibéro- américain à Madrid en 1970? Eh bien, le prochain sommet, en 1999, aura lieu... à La Havane. Belle manière d'affirmer les valeurs démocratiques. La presse espagnole regorge, cette
semaine, de photos du roi, tout sourires, en compagnie de Fidel. Voir le grand homme qui a su arracher son pays aux griffes du franquisme faire le gros dos sous les pattes du castrisme a quelque chose de pathétique. Il ne s'agit en aucun cas de soutenir que Pinochet ne doit pas être poursuivi parce que Castro ne l'est pas. Il s'agit, tout au contraire, d'arguer que Castro doit l'être parce que Pinochet l'est. Faute de quoi les poursuites contre le dictateur chilien resteront dénuées de toute exemplarité universelle. L'enseignement qu'en tireront les générations futures sera, encore une fois, que l'important est non pas de s'abstenir de crimes contre l'humanité, mais de bien choisir le camp au profit duquel on les commet.