KOSOVO L'HORREUR EN EUROPE
Le Mondi publie les témoignages recueillis par MSF fin septembre et début octobre sur les exactions des forces serbes. Exécutions sommaires, têtes tranchées, yeux arrachés, oreilles coupées, fosses communes et racket. L'OTAN se concerte après l'expiration de son ultimatum.
Le Monde, marcredi 28 ottobre 1998
ILS ONT d'abord séparé les hommes des femmes; les femmes criaient, les gosses criaient, partout on entendait des tirs et des cris. Ils ont choisi ceux qu'ils voulaient tuer et emmené quatorze d'entre eux vers les maisons. Le Monde publie des extraits des témoignages inédits recueillis au Kosovo par une équipe de Médecins sans frontières (MSF) dans le triangle PristinaPec-Prizren, du 25 septembre au 9 octobre. Comme au début de la guerre en Bosnie, les forces serbes ont cherché à faire fuir les populations en exerçant sur elles une terreur barbare. Ces, témoignages font état de têtes tranchées, d'yeux crevés, d'oreilles coupées et d'exécutions sommaires. Certains hommes n'ont échappé à la mort qu'en monnayant leur grâce: 500 ou 1 000 marks versés à la police. Ces témoignages sont publiés au moment où l'ultimatum de l'OTAN devait expirer, mardi 27 octobre, à 19 heures. Les pays membres de l'Alliance atlantique devaient se réunir dans l'après-midi, à Bruxelles, pour décider d'une action militaire en fonction d
e l'application, sur le terrain, des engagements du président yougoslave. Cependant, il paraissait peu probable que l'ordre soit donné de dé-clencher des frappes aériennes. D'importants mouvements de troupes et de forces de police serbes ont été constatés dans la province du Kosovo ces derniers jours. Seul le déploiement au Ko-sovo des 2 000 vérificateurs de l'OSCE permettra, lorsqu'il sera effectif, de savoir exactement ce qui se passe sur le terrain.
MÉDECINS SANS FRONTIRES (MSF) a constitué un dossier sur les exactions commises au Kosovo par l'armée et la police serbes dans la période du 23 septembre au 5 octobre 1998. Les témoignages ont été recueillis par une équipe de neuf personnes dans le triangle Pristina- Pec-Prizren.
GOLLUBOVC (DRENICA), lundi 28 septembre 1998
Quand nous entrons dans le village de Gollubovc, nous découvrons un paysage de maisons détruites dont les poutres fument encore. Des femmes nous arrêtent, en larmes: On n'en avait jamais vu autant; ils arrivaient avec des tanks, ils portaient des uniformes bleus ou kakis, certains avec des foulards autour de la tête, avec des couleurs vertes et noires peintes sur les joues. Ils attrapaient les jeunes, leur mettaient une balle dans la poche, puis la ressortaient en criant: "Voilà un terroriste !" Dans la famille d'Elmine, deux hommes ont été arrêtés. Leurs corps sont enterrés auprès de onze autres villageois capturés avec eux. A 9 heures du matin, des miliciens et des militaires ont pénétré en nombre dans le village et ont pourchassé les gens jusque dans les forêts proches où ils avaient fui. Ils ont d'abord séparé les hommes des femmes; les femmes criaient, les gosses criaient; partout on entendait des tirs et des cris. Ils ont choisi ceux qu'ils voulaient tuer et emmené quatorze d'entre eux vers les maison
s. Quand Elmine, ses filles, sa bellesoeur et sa fille de dix ans, avec ses frères, sont rentrés au village, les deux hommes de la famille avaient eu la tête tranchée. D'un doigt rapide, elle répète le geste sur la gorge, et la petite pleure. Ce matin, les deux cimetières proches comptent vingt tombes fraîches. Elmine dit: En chantant fort, ils ont frappé et tranché. Et nous, toute la nuit, on a porté des cadavres. Il reste un survivant à ce massacre, Fujtim. Il est touché à l'épaule et à la hanche, mais il a pu retrouver les siens: Ils nous ont encerclés avec nos familles, en criant de jeter nos armes. On est sortis de la forêt, les mains sur la tête. Puis, ils ont séparé les hommes des femmes. On était une trentaine d'hommes: ils ont mis de côté les plus vieux, et l'on s'est trouvé quatorze. La milice nous a conduits vers une cour du village. On nous a fait allonger, tous, sur le ventre, mains sur la tête. Cela a duré peut-être une heure ou plus. Puis on a entendu un seul pas qui s'est approché. Les autre
s buvaient. Et les tirs ont commencé. J'ai été touché, j'avais mal. A côté de moi, un homme a crié: il a reçu deux balles de plus. Quand ils sont enfin partis, j'ai pu me relever et me traîner ici. Son frère a été tué: il avait vingt-cinq ans. Sa grandmère pleure: Pourquoi me l'a-ton rendu avec sur la tête un béret de l'UCK ? Il n'y a pas d'UCK dans notre maison. Là où vivaient, il y a trois jours, plusieurs milliers de familles, il ne reste que quelques carcasses de rondins, des voitures écrasées au tank. Des familles vont à pied, les mains presque vides, comme cette femme qui tient une lampe à pétrole, accompagnée de ses enfants: Les miliciens sont entrés avec des bidons d'essence et ont mis le feu aux matelas. Il était 4 heures de l'après-midi, vendredi. Ils avaient séparé les femmes des hommes. Ils les ont emmenés; puis quelques-uns sont revenus nous demander 500 marks pour nous les rendre. Les gens, affolés, tombaient dans la boue. Les blindés tournaient autour de nous. Unefemme a sorti des billets d
e sa poche, mais il ont pris 1000 marks, et à une autre 1 500 marks, ajoute une femme. Comme d'autres le raconteront, les femmes ont aussi été dépouillées de leurs boucles d'oreilles et de leurs bijoux en or. Dans une cour où les troncs d'arbres couchés achèvent de se ,consumer, un homme blessé à la jambe attend, un pansement de fortune autour de la tête, au milieu de femmes et d'enfants, devant une maison au toit écroulé d'où s'échappent d'âcres fumées. Elles sont sans nouvelles depuis deux jours des trois hommes de la famille, maris ou frères, que les miliciens ont arrêt plus haut, en forêt. C'était dimanche, à 16 heures. On entend parler de 600 arrestations. [Ce lundi soir], on dénombre là 40 morts dont les corps ont été retrouvés, et autant portés disparus, qui gisent dans la montagne -comme en témoigne ce blessé grave que l'on ramène. C'est le bilan de trois jours de combats dans la région de la Drenica, au nord-est de Pristina, contre les villages de Gollubovc, Likovsc, Tic, Obri, Terdevsc, Tersteni
c, Baïç, Domonek, et les vallées de Baï, Vukac, Kosmaç et Lloziç, dont l'accès nous a été interdit vendredi dernier par la milice. Le samedi 27 septembre, la police a fait irruption autour de la mosquée de Drznik et dispersé les réfugiés, en' emmenant certains dans des autobus. La télévision de Belgrade a montré les images d'une mosquée quasi déserte, affirmant que l'arrivée massive des réfugiés n'aurait été qu'un scénario à l'occasion du passage [d'une mission] de l'ONU.
KLODERNICA, lundi 5 octobre 1998
Les enfants dans la guerre, c'est insupportable: mon garçon de trois ans, dès qu'il entend un coup de canon, il pleure, dit sa mère en lui caressant les cheveux. Mon fils me dit: "Maman, je n'ai pas peur des Serbes, j'ai peur qu'on nous tue." J'étais dans la vallée des Pommes, il y a une semaine, quand les miliciens sont venus arrêter les hommes. Ils mettaient de l'essence sur les vêtements des enfants pour les terroriser. Aux femmes, ils prenaient les bijoux en or Le lendemain, on s'est sauvés.
On est arrivés à la mosquée de Drznik, puis on est repartis. on a beaucoup souffert dans les montagnes, on lavait les couches des bébés dans les cours d'eau, c'est pour ça qu'ils ont tous des boutons, et moi je n'avais plus de lait pour nourrir le mien. A Klodernica, nous retrouvons une famille de la vallée de Vuçac. L'histoire du petit Rasim est terminée, celle du père continue. Osman s'est trouvé encerclé avec les siens, ce samedi matin. C'est Sebahate, la tante de l'enfant, qui raconte. D'abord, ce sont les militaires qui sont passés. Ils nous ont dit:"Vous avez de la chance que
ce soit nous, et pas la milice." Mais les hommes en bleu sont entrés à leur tour. Les miliciens sont restés toute la journée du samedi. Le dimanche, ils ont pris les hommes pour la fusillade. Ils ont pris mon mari et mon frère car on n'avait pas d'argent. A ce moment,. je me suis évanouie, trois fois, et quelqu'un m'a donné l'argent pour les sauver tous les deux. Ils demandaient 100, 200 deutsche marks, 1 000, enfin ce qu'on avait. Devant nos yeux, ils ont coupé les oreilles d'un homme qu'ils avaient trouvé dans la montagne, et nous les ont mises entre les mains. Mon mari et mon frère étaient là, sous nos yeux, au milieu des jeunes qu'ils prenaient par groupes de sept, de dix. A la fin, ils en ont tué trois sous nos yeux, dans le fossé. On s'est sauvés lundi très tôt. On a pris les enfants, on est onze en tout. Toute cette nuit-là, on l'a passée dans les montagnes. Il pleuvait fort, le petit de deux ans a pris froide on est tous malades. Le père de l'enfant, Osman, parle maintenant: Le samedi mati
n, après nous avoir séparés, hommes et femmes, les miliciens ont demandé nos papiers. Ils ont pris 70 hommes dans les bois, ou on ne sait où. Après un moment, ils sont revenus avec une partie d'entre eux, seulement huit personnes: des jeunes de 16 à 25 ans. [Le lendemain], seuls les policiers sont revenus. Les tortures ont commencé. A tout le monde, ils ont commencé à prendre l'or, l'argent et à ceux qui n'en avaient pas, ils disaient: " Mettez-vous là, on va vous fusiller." Les policiers répétaient: "Si vous donnez l'argent, on vous relâche." Les gens ont apporté beaucoup d'argent; un vieil homme a donné 2 000 marks pour sauver cinq personnes. Les femmes criaient, les gens glissaient dans la boue. Alors ils ont baissé les automatiques et ont dit: llez-vous en." C'est après qu'ils ont tué les trois hommes dans le fosse, ceux qu'ils avaient trouvés dans les montagnes. Ils avaient dix-sept ans, vingt ans, quarante ans' Ils les ont fait mettre à genoux, et il ont tiré dans la tête. A l'un, ils ont brisé
les côtes à coups de crosse d'abord; il était très jeune. l'autre, le plus âgé, ils ont coupé les deux oreilles, les lui ont mises dans une main, et dans l'autre l'écusson avec l'aigle de l'UCK. Et l'homme devait marcher devant nous comme ça, hagard, alors qu'ils disaient: "Voilà ce qu'on leur fait, aux UCK! Dis aux gens pourquoi tu fais la guerre, dis-leur ce qui va leur arriver si tu continues la lutte." Le lendemain, après que les policiers eurent dit: "Si, à midi, on en trouve encore un, on le tue", on est partis vers Nekovc, et arrivés à Obrije. Là, j'ai enterré treize personnes en un jour. L'un était sans tête, on lui avait écrasé la cervelle... je ne peux pas imaginer qu'un être humain fasse ça à un autre être humain. J'ai vu un jeune retardé mental, le corps plein de coups de couteau, au milieu d'eux. Ce jour-là, on a vu des choses terribles. On ne laissait pas les enfants s'approcher des cadavres, c'était horrible. J'ai vu une femme de quatre-vingts ans, les oreilles coupées. Une famille
de dixsept membres, tous tués. Il y avait un enfant de deux ans. De deux ans, je l'ai vu ! Le premier jour, on a enterré treize personnes, plus dix-sept. Dans des couvertures, vite. C'est la pire chose que j'aie vue dans ma vie. A chaque offensive, d'abord les militaires passent avec les tanks, et après arrive la police. On dirait qu'elle est programmée pour tuer. Ceux qu'ils ont trouvés dans la maison à Obrije, ils les ont tous tués. Ensuite, ils ont passé la nuit dans une maison du village, ils ont mangé. Quant ils ont massacré la famille, ils ont pris trois enfants et une femme, et lui ont dit: "Tu dois surveiller ces enfants." Toute la nuit, elle a entendu les policiers boire, parler, il prenaient aussi' quelque chose à fumer. Ce soir-là, ils ont tué trois hommes au couteau, les oreilles coupées et une balle dans la tête. Très lentement, un par un, ils se sont amusés toute la nuit avec les corps. Une jeune fille de dix-huit ans avait essayé de se sauver: elle a été tuée par balle. Elle avait le
s yeux arrachés. Je me demanderai toute ma vie comment on peut faire des choses pareilles. Un être humain, à un autre être humain. Le policier nous parlait avec tant de haine. Il ne recevait aucun ordre, il répétait sans cesse: On va vous tuer, vous allez mourir. Si vous prenez les armes pour défendre le Kosovo, on vous détruira, et ce ne sera plus au fusil, mais à la roquette." Je crois que, comme juste à côté de la maison [où étaient les policiers] un tank a été détruit, ils se sont défoulés sur la famille.