La décision des lords redonne espoir aux partisans d'une justice internationale. Pinochet sera peut-être jugé un jour, mais combien de
dictateurs, dont Kabila, sont aujourd'hui les invités du sommet franco-africain de Paris?
MARC SEMO
LIBERATION
Le vendredi 27 novembre 1998
Aux suivants
Pinochet aux arrêts, Kabila à l'Elysée Maître du Congo, complice de génocide Maintenant, la cour L'extradition du général entre les mains de Tony Blair L'armée chilienne... désarmée Kabila avait pris ses précautions
Le président Kabila fait déjà l'objet de plaintes judiciaires en Belgique et en France. Avant son arrivée à Bruxelles, un couple belgo-congolais, dont l'épouse est tutsie, a demandé à la justice belge de poursuivre le chef d'Etat de la république démocratique du Congo pour crime de droit international, l'accusant d'être responsable des assassinats de Tutsis en août à Kinshasa. L'UDPS, parti d'opposition congolais, a de son côté porté plainte contre Kabila pour crimes contre l'humanité. Par précaution, le chef d'Etat s'est fait confirmer par Bruxelles que son immunité serait respectée.
En France, la Fidh (Fédération internationale des ligues des droits de l'homme) et la Ligue française ont saisi mardi le procureur de la République afin qu'il ouvre une informationjudiciaire et prenne »toutes dispositions utiles pour engager des poursuites au regard du passage sur le territoirefrançais de monsieur Kabila .
Patrick Baudoin, président de la Fidh, et Henri Leclerc, président de la Ligue, ont choisi de s'appuyersur la convention de New York de 1984 contre »la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants .
Cette convention est en effet intégrée au droit français depuis 1994 et permet de poursuivre »toute personne , y compris de nationalité étrangère, qui s'est rendue coupablede l'un de ces actes hors du territoire français. Elle vise notamment »un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation .
En tant que Président et chef des forces armées, Kabila est donc directement visé. »Nous savons néanmoins que l'on peut nous
opposer l'immunité, dit Patrick Baudoin.
A cela, nous avons deux réponses :
1) beaucoup de juristes disent aujourd'hui que le principe d'immunité n'est pas opposable pour les actes les plus graves, et l'usage systématique de la torture est un
élément des crimes contre l'humanité ;
2) s'il est établi qu'un chef d'Etat étranger bénéficie de l'immunité, ce ne peut être qu'en raison de l'exercice de ses fonctions. A moins de
considérer que la torture et les massacres en font partie, Kabila ne devrait pas bénéficier de l'immunité. Il faut que cesse l'indécence qui consiste à dérouler un tapis rouge à des responsables qui ont les mains
tachées de sang.
Un précédent est créé. L'ancien dictateur chilien
Augusto Pinochet devra rendre compte d'au moins
une partie de ses crimes devant un tribunal espagnol.
Du moins si le gouvernement britannique accepte
finalement une extradition reconnue comme
juridiquement légitime par la Chambre des lords qui a
refusé de lui reconnaître l'immunité d'ancien chef
d'Etat.
Aujourd'hui s'ouvre à Paris le sommet France-Afrique
avec 34 chefs d'Etat du continent noir dont
quelques-uns, à commencer par Laurent-Désiré Kabila
(le président de la République démocratique du Congo)
qui doit être reçu samedi à l'Elysée), sont accusés de
violations graves et massives des droits de l'homme.
Des plaintes, deux en Belgique et une en France, ont
été déposées contre l'homme fort de Kinshasa (lire
ci-contre). De telles procédures ont très peu de chances
d'aboutir, parce qu'elles visent des chefs d'Etat en
exercice.
La pression des opinions publiques concrétise la
mondialisation du droit et de certaines valeurs. La
création par l'ONU de tribunaux internationaux pour
juger les crimes commis en ex-Yougoslavie depuis
1991 (TPI) et au Rwanda pendant le génocide de 1994 -
les premiers du genre depuis celui de Nuremberg - a
encore accentué cette prise de conscience. Considérés
d'abord avec scepticisme, ils ont démontré qu'ils
pouvaient fonctionner et mettre en euvre »cette justice
sans laquelle il ne peut y avoir de paix durable , selon
l'expression du premier président du TPI, Antonio
Cassese.
Le vieux rêve d'une Cour pénale permanente capable de
juger les crimes majeurs, sans limitation géographique
ni temporelle, a été ainsi relancé : les statuts d'une
future Cour criminelle internationale (CCI) étaient
approuvés à Rome en juillet après un mois de travaux
par 120 pays, sur 159 présents. Sept pays dont les Etats
-Unis, la Chine, l'Inde, Israël ont voté contre. D'autres
se sont abstenus dont la majorité des pays arabes. La
cour, dont les compétences ont été rognées sous la
pression des grandes puissances, n'entrera en fonction
qu'une fois le texte ratifié par 60 Etats. Cela pourrait
prendre plusieurs années, avant qu'elle ne commence à
siéger à La Haye.
Quel sera le rôle de cette cour ?
Les statuts de la CCI sont le fruit d'un laborieux
compromis entre le réalisme et l'inacceptable. Il fallait
obtenir la signature d'un maximum d'Etats pour que ce
tribunal soit crédible et efficace. Les Etats en pointe sur
le projet, comme l' Allemagne et les pays scandinaves,
ou les ONG n'ont pas caché une certaine déception. »Il
faut saluer le symbole, puisque pour la première fois
une telle cour existe, et l'étape, car une dynamique se
met en place ; mais cela ne dissimule pas le fait que la
raison d'Etat, celle des grands Etats du Conseil de
sécurité, a gagné sur le droit et la morale , souligne
William Bourdon, secrétaire général de la Fidh
(Fédération internationale des ligues des droits de
l'homme). La juridiction de la future cour s'étend aux
crimes de génocide - »lorsqu'il y a intention d'éliminer
en totalité ou en partie un groupe national ethnique
racial ou religieux -, aux crimes contre l'humanité -
»l'attaque aux larges dimensions ou systématique
dirigée en connaissance de cause contre des
populations civiles -, mais aussi l'esclavage, la
torture, les violences sexuelles, les crimes d'apartheid
et de déplacement forcé des populations. La nature du
crime d'agression sera fixée dans sept ans. La définition
des crimes de guerre est des plus restrictives et n'inclut
pas l'usage d'arme nucléaire chimique ou biologique ni
l'emploi de mines antipersonnel. Mais, point positif,
cette notion s'applique aussi aux exactions commises
dans les guerres civiles. Les compétences de la cour ne
sont pas rétroactives. Celle-ci ne pourra poursuivre que
des crimes commis après son entrée en fonction. Elle
agira à chaque fois que les justices nationales se
refuseront ou seront incapables de juger de tels crimes.
Les chefs d'Etat en exercice pourront-ils être
poursuivis ?
Théoriquement oui, comme c'est déjà le cas pour le TPI
et le Tribunal pénal pour le Rwanda. L'article 24 du
statut précise que la qualité de chef d'Etat ou de
gouvernement, de membre du Parlement, etc.,
»n'exonère en aucun cas cette personne de sa
responsabilité pénale . Mais il sera très difficile de leur
faire rendre des comptes à cause des nombreux verrous
placés par les grandes puissances. Ainsi Saddam
Hussein gazant à nouveau massivement les Kurdes en
Irak du Nord comme à Halabja en 1988 ne pourrait que
difficilement être poursuivi pour crime contre
l'humanité. De telles poursuites, selon le statut, sont
automatiques pour ce crime ou pour celui de génocide.
Mais pour que la future CCI agisse, il faudrait que
l'Etat où se déroule le crime - ou l'Etat qui le commet -
soit signataire. Le consentement du bourreau est donc
nécessaire à son jugement ! Saddam ne risquerait donc
pas grand-chose s'il ne touche pas à un étranger. Dans
le cas contraire, l'Etat dont est ressortissant la victime
pourrait mettre en branle la justice internationale. Et il
lui faudrait des protecteurs au Conseil de sécurité de
l'ONU. Ce dernier a en effet tout le pouvoir de saisir le
procureur de la CCI. Le droit d'ingérence est ainsi
institutionnalisé, même s'il continue d'appartenir aux
seules grandes puissances.
Les pouvoirs de la CCI sont-ils trop restreints ?
»Les grandes puissances ont voulu circonvenir les
risques en posant des limites aux compétences de la
Cour criminelle internationale , souligne Arnaud
Sagnard qui fut à Rome l'un des membres de la
délégation du Lichtenstein. Les pays signataires du
traité ont ainsi la possibilité, pendant les sept années
suivant l'entrée en fonction de la cour, de ne pas
reconnaître ses compétences pour les crimes de guerre
- qui risquent d'être les plus fréquents. »C'est une
licence donnée aux tortionnaires du monde entier
pendant sept ans , estima alors Pierre Sané d'Amnesty
International. Cette clause de l'article 111 bis pourra
être maintenue lors de la conférence de révision prévue
sept ans plus tard. Cet article 111 bis a été introduit
pour obtenir l'accord de certains pays, dont la France,
inquiets de voir leurs militaires mis en cause dans le
cadre d'opérations de maintien de la paix.
Quand la CCI fonctionnera-t-elle ?
»Pour le moment il ne s'agit que d'un tribunal virtuel ,
souligne William Bourdon de la Fidh, qui, comme
nombre d'ONG, lance une campagne pour inciter les
Etats à ratitifer le texte avant l'an 2000. Pour le moment
aucun ne l'a encore fait. A des raisons techniques
comme la nécessité de révisions constitutionnelles
nécessairement longues s'ajoutent des réticences
politico-diplomatiques.