TUNISIE: LE COMBAT SOLITAIRE DE RADHIA
Cette avocate est harcelée par le régime
Par Christophe Ayad
Libération, mardi 8 décembre 1998
Ni livres, ni dossiers sur les étagères. Ni fax, ni ordinateur. La porte, dont le chambranle a éclaté sous la pression d'un pied de biche, est étayée par trois planches. Dans la nuit du 1 1 au 12 février dernier, le cabinet de Nasraoui, en plein centre de Tunis, a été saccagé par des visiteurs. Cette fois-ci, ils ont agi avec méthode, souligne l'avocate, pas comme les deux précédentes (en 1994 et 1997, ndlr). Le plus grave, c'est qu'ils ont volé les dossiers de mes clients. Les deux consoeurs qui partageaient son cabinet ont déménagé quelques jours plus tard. Même les clients sont moins nombreux. Radhia Nasraoui n'a aucun doute sur l'identité de ceux qui ont détruit son bureau, ils ont aussi volé sa voiture en 1993, annulé sa réservation sur un vol pour la France en 1997: elle se rendait au Parlement européen pour témoigner sur la situation des droits de l'homme dans son pays. Cette femme de 45 ans, au teint mat et aux cheveux frisés, est la bête noire du régime tunisien, l'une des dernières personnes à oser
le braver et stigmatiser sa dérive sécuritaire. Comme par hasard, le 11 février 1998, elle venait de plaider en faveur de l'acquittement de Khemaïs Ksila, le vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), condamné à trois ans de prison pour avoir dénoncé dans une lettre ouverte les persécutions du pouvoir à son égard. Le pouvoir n'a pas supporté que j'ai dit que, sous Bourguiba, même les pu tschistes de Gafsa avaient eu droit à des visites de leurs avocats. Il n'y a pas de hasard avec le régime du président Ben Ali, l'un des plus policiers et répressifs du monde arabe. C'est d'autant plus incompréhensible que notre pays jouit d'une situation économique enviable et d'une stabilité remarquable La plupart des ambassades occidentales, choquées par tant d'acharnement ont dépêché un représentant à son cabinet... sauf la France. Mais cette fois-ci, l'ire du régime contre la petite avocate ne s'est pas arrêtée là. Le 30 mars, elle est convoquée par un juge qui lui signifie son inculpation pour
appartenance à une association de malfaiteurs, participation à un projet visant à porter atteinte aux biens et aux personnes, outrage à l'ordre public, diffusion de fausses nouvelles, incitation à la rébellion, hébergement de terroristes et outrage à la magistrature! Radhia Nasraoui risque jusqu'à vingt-six ans de prison. Elle ne peut quitter Tunis. Et le régime multiplie les mesures de harcèlement: elle est suivie et écoutée en permanence, son frère cadet souffrant de polio a été interrogé par la police, ses filles intimidées par des agents en civil... Tout cela, elle le supporterait encore si son mari, Hamma Hammami, n'était pas recherché en tant que dirigeant d'une organisation d'extrême gauche interdite, le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT). Le 28février dernier, il est descendu faire des courses et n'est pas rentré, raconte-t-elle. Il a échappé de peu à une rafle. Depuis, il vit dans la clandestinité. Ses précédents séjours en prison dans les années 70 et 90 lui ont laissé des sé-quelles graves
. S'ils l'arrêtent sans qu'on le sache immédiatement, il risque d'y rester. La plus jeune de ses deux filles, Oussaïma, âgée de 10 ans, n'a vu son père que cinq ans, entre la prison, l'exil et la clandestinité. Hamma est un militant pur et dur. Je partage ses idéaux mais je ne fais pas partie de son mouvement. Les autorités ne veulent pas le comprendre. Dans une Tunisie où le péril intégriste sert de prétexte à la mise en coupe réglée de l'ensemble de la société, RadhiaNasraoui est l'une des rares personnes à avoir pris la défense des femmes de militants en exil, privées de passeport, réduites à la mendicité, parfois menacées de viol. Je n'ai jamais porté les islamistes dans mon coeur. Mais, déjà, lors des grands procès de 1992, j'ai été choquée par le récit de leurs tortures. Quand leurs familles sont venues me voir parcequ'on les persécutait aussi je ne pouvais pas ne pas les défendre. De son père, un instituteur laïc et éclairé, elle a appris qu'on combat ses ennemis par les idées. Mais pour cela, il faut
que les idées s'expriment. La répression ne résout rien, Elle n'est pas la seule à le penser mais peu le disent à voix haute: le 14 juin dernier, Radhia Nasraoui est arrivée largement en tête des élections au conseil de l'ordre des avocats malgré les pressions du pouvoir. Le vote se déroulait à bulletins secrets.