Les droits de l'homme, trame de notre existenceLe Monde 9 DEC 1998
par Kofi Annan
» Je vois bien que vos intentions sont bonnes. Mais ce que vous voulez me donner, je
l'ai déjà. Vous voulez me donner le droit d'être un homme. Ce droit, je l'avais en
naissant. Vous pouvez m'empêcher de le vivre, si vous êtes le plus fort, mais vous ne
pourrez jamais me donner ce qui m'appartient déjà.
Ces paroles, qui étaient adressées à un anthropologue plein de bons sentiments, ont
été prononcées, il y a près d'un siècle, par un homme né esclave. Si j'ai choisi de les
mettre en exergue, c'est parce qu'elles nous rappellent une vérité si évidente et si
élémentaire qu'elle touche au truisme : les droits de l'homme sont des droits innés,
inhérents à la personne. Apanage inaliénable de tous les êtres humains, ils sont
universels par définition. C'est d'ailleurs sur le principe de l'égalité foncière de tous les membres de la
famille humaine que reposent non seulement la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont
nous célébrons le cinquantenaire, mais aussi d'autres textes fondateurs comme la Déclaration
d'indépendance des États-Unis de 1776 et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de
1789.
Ce principe est au nombre des vérités que, pour reprendre les termes de Thomas Jefferson, nous
tenons pour évidentes. Et comme telles, elles sont profondément enracinées dans l'histoire de
l'humanité : on les retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les grandes traditions
religieuses et philosophiques de la planète. C'est pourquoi je ne saurais en aucune façon souscrire à
la thèse selon laquelle le respect des droits de l'homme est un luxe de pays riches que le monde en
développement ne peut pas encore se permettre.
Penser en ces termes, c'est faire injure au désir de liberté qui habite chacun d'entre nous. Qui
pourrait nier, en effet, que nous aspirons tous au bonheur, que nous partageons la même horreur de
la violence et de l'arbitraire, que nous cherchons à nous protéger de la peur et de l'oppression, que
nous voulons avoir les moyens de nous exprimer librement et de participer à la vie de la cité ? Mais
c'est aussi faire preuve de myopie politique et économique, car on sait maintenant à quel point le
respect des droits fondamentaux est indispensable au développement et au progrès des sociétés.
Les droits de l'homme ne sont donc pas des privilèges que les gouvernements peuvent accorder ou
retirer à leur guise, mais sont indissociables de la valeur que nous attachons à la dignité humaine. La
responsabilité des gouvernements, c'est de veiller à ce que les conditions voulues soient réunies
pour que chacun puisse jouir de ses droits fondamentaux : droit à la vie, à la sécurité, à l'éducation,
mais aussi liberté d'opinion, d'expression, d'association. Mais c'est à chacun d'entre nous qu'il
appartient de les faire siens, de s'en imprégner, de les réaliser au jour le jour, à titre individuel aussi
bien que collectif. En matière de droits de l'homme, nous avons tous un devoir de conscience et de
vigilance.
En 1995, l'Unesco a élaboré une déclaration de principe sur la tolérance, assortie d'un plan d'action
destiné à donner suite à l'Année des Nations unies pour la tolérance. Si j'évoque ces documents,
c'est que la notion de tolérance me paraît cruciale : sans elle, tous les droits humains que nous avons
pris soin de définir, de répertorier et de consacrer sont voués à rester lettre morte. Fondement de la
société civile et de la paix, la tolérance nous permet de voir dans la diversité des cultures non pas un
obstacle au respect des droits de l'homme, ou, pis encore, une justification des violations qui sont
commises, mais une source de richesse à laquelle nous pouvons tous puiser.
Au cours des cinquante années qui se sont écoulées depuis l'adoption de la Déclaration universelle,
l'Organisation des Nations unies a progressivement étoffé le corpus des instruments internationaux
relatifs aux droits de l'homme, en y ajoutant des textes aussi importants que la convention relative aux
droits de l'enfant, la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des
femmes et la convention internationale sur toutes les formes de discrimination raciale. Mais si elle
peut s'enorgueillir à juste titre de son travail de codification, force est de constater qu'elle n'a pas su
prévenir les trop nombreuses atrocités qui ont marqué notre histoire récente.
Cet échec est sans doute partiellement imputable au fait que, pendant trop longtemps, on a considéré
les droits de l'homme comme un des aspects des activités de l'ONU alors qu'ils doivent en être la
trame, tout comme ils forment la trame même de notre existence.
Devant les violations massives des droits de l'homme qui continuent d'être commises un peu partout
dans le monde, nous pourrions être tentés de baisser les bras. Mais il est une chose qui doit nous
rendre courage : les peuples du monde ont un sens de plus en plus aigu des responsabilités qu'ils
ont les uns envers les autres et envers la planète.
L'émergence d'une conscience universelle, dont la création de la Cour pénale internationale n'est que
l'une des manifestations, nous fait espérer qu'une véritable culture des droits de l'homme est en train
de se faire jour, une culture dans laquelle l'exercice et la défense des droits fondamentaux ne sont
pas l'affaire de quelques-uns - diplomates, gouvernants ou militants -, mais celle de chacun d'entre
nous. Ce n'est qu'alors que la Déclaration universelle ne sera plus un idéal commun à atteindre mais
le fondement de toutes les sociétés.