Rémy Ourdan
LE MONDE P6 9DEC 1998
Les Nations unies ont caché des informations sur leur rôle
dans les mois qui ont précédé le génocide du printemps
1994 au Rwanda. Le général canadien Roméo Dallaire,
commandant de la Mission des Nations unies d'assistance
au Rwanda (Minuar) en 1993-1994, a formulé cette
accusation dans un courrier confidentiel, obtenu par Le
Monde, adressé au département des opérations de
maintien de la paix de l'ONU, le 17 décembre 1995. Le
document de quatre pages évoque notamment des » actes
de génocide et des » tueries ethniques visant les
Tutsis.
Il était déjà connu que le général Dallaire a alerté en vain
New York sur la préparation des massacres avant le
génocide. C'est en revanche la première fois que la volonté
délibérée des Nations unies de dissimuler des informations
après le génocide est évoquée, de plus par un ancien
responsable de l'ONU. » La décision de ne pas révéler ces
informations pourrait causer un embarras significatif aux
Nations unies si ma réponse était un jour publiée par les
médias , écrit le général Dallaire. L'officier assure que, s'il
est » appelé à témoigner dans le cadre d'une procédure
judiciaire , il répondra » aussi complètement que possible
aux questions et livrera une version différente de la thèse
officielle peaufinée par le secrétariat général de
l'Organisation.
OMISSIONS CRUCIALES
La lettre de Roméo Dallaire à New York s'inscrivait en
1995 dans le cadre d'une enquête menée à Bruxelles par
le juge Damien Vandermeersch sur la responsabilité
d'officiers de la Minuar dans l'assassinat de dix » casques bleus belges à Kigali.
L'officier, qui avait pris connaissance des réponses que comptait apporter l'ONU au
magistrat belge, exprimait son profond désaccord sur la version des événements
présentée par New York. L'ONU n'a finalement tenu aucun compte de l'avis de son
ancien commandant militaire.
Le général Dallaire relève, dans le document préparé par l'ONU à l'intention de la
justice belge, des » omissions cruciales et des » erreurs factuelles . Il accuse
notamment New York de cacher que des responsables de la Minuar avaient mis en
garde les Nations unies sur la constitution de listes de cibles tutsies, sur des » actes
de génocide et des » tueries ethniques qui étaient commis, et sur ses » réserves
concernant la participation d'un bataillon venu de Belgique, » l'ancien pouvoir
colonial , à la mission de maintien de la paix.
Les Nations unies ont, depuis la fin du génocide au Rwanda, systématiquement
refusé de revenir publiquement sur leur rôle dans la crise qui secoue l'Afrique des
Grands Lacs. Le secrétaire général Kofi Annan, qui était chef des opérations de
maintien de la paix en 1994, s'est opposé à ce que des responsables politiques ou
militaires de l'ONU témoignent devant les commissions d'enquête des Parlements
belge et français. Interpellé il y a six mois par la Mission d'information sur le rôle de
la France au Rwanda, présidée par Paul Quilès, il vient de répondre par écrit il y a
seulement quelques jours, les députés français devant apporter la touche finale à
leur rapport le 15 décembre.
La seule exception fut le témoignage du général Roméo Dallaire à la barre du
Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) d'Arusha en février, mais l'officier
canadien avait reçu l'ordre de New York de n'évoquer que la guerre rwandaise et de
ne pas évoquer le rôle de l'ONU.
La lettre de Roméo Dallaire à l'ONU devait être rendue publique, mardi 8 décembre,
à Bruxelles et à Washington par les sénateurs belge Alain Destexhe et américaine
Cynthia Mc Kinney. » Ce nouveau document illustre parfaitement la prudence
extrême de l'ONU sur son rôle au Rwanda et le malaise de Dallaire face à cette
prudence , commente Alain Destexhe. L'objectif des deux parlementaires est que
les Nations unies acceptent d'ouvrir leurs archives. » Kofi Annan va célébrer le 9
décembre le 50e anniversaire de la Convention sur le génocide et le 10 décembre
celui de la Déclaration universelle des droits de l'homme, alors qu'il s'oppose
toujours à une enquête sur le premier génocide incontestable depuis la seconde
guerre mondiale, poursuit-il. C'est un non-sens.
Dans les pays de l'Afrique des Grands Lacs, la seule évocation de l'ONU engendre
des critiques extrêmement virulentes, à la fois pour son inaction à l'époque du
génocide au Rwanda et pour son refus actuel d'examiner son passé. Or l'envoi
éventuel de » casques bleus au Congo-Kinshasa a été évoqué par Jacques
Chirac et Kofi Annan le 28 novembre lors du sommet franco-africain à Paris. Cette
force de maintien de la paix pâtirait inévitablement de l'image désastreuse de l'ONU
dans cette région déchirée depuis huit ans par la guerre.