ADAM MICHNIK: LAISSEZ LES PEUPLES DISPOSER DE LEURS BOURREAUX
Le Soir, jeudi 10 décembre 1998
propos recueillis par Pol Mathil
Adam Michnik, 50 ans, rédacteur en chef de la Gazeta-, le plus grand quotidien polonais, était, sous le régime communiste, un des chefs de file de l'opposition démocratique et un des plus proches conseillers de Lech Walesa au cours de l'épopée de Solidarnosc. Il a accepté d'expliquer au Soir pourquoi il croit que seulement les Chiliens ont le droit de juger Pinochet.
Ne pas toucher au bourreau. Ainsi avez-vous intitulé votre éditorial dans Gazeta le jour où les Lords ont refusé l'immunité au général Pinochet. Comment vous, longtemps prisonnier d'une autre dictature, et particulièrement d'un autre général, Wojciech Jaruzelski, pouvez-vous demander la grâce des bourreaux? Provocation? Ce n'est pas une provocation, c'est un avertissement Je n'ai jamais aimé la dictature en général et en particulier celle de M. Pinochet..
... et celle du général Jaruzelski?
Non plus. A cause de mon opposition à la dictature, j'ai fait plusieurs années de prison en Pologne. J'ai toujours vu dans la dictature la pire espèce de viol de la dignité de l'homme.
Alors pourquoi demandezvous d'épargner le bourreau?
Car la situation a changé. Il y a une nouvelle espèce de bourreaux: ceux qui participent au processus qu'on pourrait définir comme la transformation de velours, lorsque le dictateur ne s'oppose pas et même, coopère, certes sous des conditions préalablement négociées, à la mise à mort en douceur de son régime, au transfert pacifique du pouvoir de la dictature aux démocrates. Jusqu'à récemment (et ce n'est sans doute pas fini), les dictatures s'éteignaient dans la violence. Faut-il rappeler le corps de Mussollini tête en bas sur un arbre, l'image des dirigeants communistes pendus par les taliban à Kaboul, l'horrible exécution des Ceaucescu en Roumanie, etc. Tel est le modèle classique de fin des dictatures.
SI FRANCO ÉTAIT EN VIE
Contredit par la transformation espagnole, qui semble être pour vous la mère des toutes les transformations de velours.
Les Espagnols ont montré comment l'on peut, sans violence, exploiter les failles de la dictature...
Si Franco était en vie et avait coopéré à la transformation espagnole, seriez-vous prêt à clamer qu'on ne le touche pas non plus?
Je ne sais pas comment je me serais comporté à ce moment, mais je crois aujourd'hui, à travers l'expérience accumulée depuis, que je serais prêt à dire qu'il faudrait traiter Franco comme Pinochet. Car la transformation de velours constitue la façon la moins chère pour un pays et sa population de se débarrasser d'une tyrannie.
Mais n'y a-t-il pas aussi un aspect moral?
Je sais, certains trouvent qu'il n'est pas moral de renoncer à juger un dictateur. Mais est-il plus moral, en jugeant undictateur, de provoquer des troubles sociaux et de rouvrir d'anciennes blessures? Ou d'assurer la paix nationale? Il faut voir dans l'arrestation de Pinochet un très grave précédent C'est une tentative des juges espagnols et anglais de fonder une jurisprudence: celle de pouvoir en toute légalité (selon eux) violer la volonté des peuples qui ont démocratiquement et, disent-ils, dans leur intérêt, décidé d'accorder l'amnistie à leurs anciens dictateurs.
Vous, un homme de gauche, vous reprenez ainsi à votre compte le raisonnement de la droite pour qui, dans l'affaire Pinochet, il s'agit de la négation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes?
Tout à fait. J'ajouterais que cette opération montre aussi un manque gravissime de sens des responsabilités. Au nom des très beaux principes des droits de l'homme - auquel on ne peut contester mon attachement -, on prend une initiative qui risque de bouleverser, de casser le consensus national au Chili.
Je ne vois rien de nature à faire craindre une nouvelle guerre civile au Chili...
C'est facile à dire. Pinochet n'est pas encore jugé et déjà au Chili les anciennes plaies sai-gnent à nouveau. L'armée gronde, on craint une rébellion..
Pourquoi une rébellion? Il y a tout au plus un pan de l'opinion publique chilienne qui n'est pas content de l'arrestation de Pinochet...
C'est un pan avec lequel le gouvernement démocrate chilien croit devoir compter. Il dit: les crimes que Pinochet a commis au Chili doivent être jugés au Chili..
a Et si Jaruzelski, commandant en chef des troupes polonaises lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, était, sous une accusation formulée par un citoyen tchèque, arrêté dans un pays étranger, dans les mêmes conditions que Pinochet? Faudrait-il craindre des remous en Pologne?
Cela risquerait de provoquer de très profonds conflits. Dans les sondages, plus de 50 % des Polonais interrogés répondent que Jaruzelski est un patriote polonais. Il serait imprudent de le sous-estimer.
VERTU ET NÉCESSITÉ
Devons-nous donc garantir une retraite dorée à Amin Dada, Duvalier et autres Mengistu? A Kabila par exemple?
Confusion totale. Aucun de ces personnages n'a tenté une transformatîon de velours. Au contraire. Et en outre, il sera très difficile, sinon impossible, de démontrer que Pinochet est personnellement responsable de crimes contre l'humanité.
Il a instauré une dictature, un système qui a permis les crimes les plus atroces...
C'est une tout autre affaire. Madrid accuse Pinochet non pas d'avoir instauré un système, mais d'avoir commis des crimes précis contre l'humanité, dans ce cas contre des citoyens espagnols, ce qui sera impossible à prouver. Pinochet est certes responsable d'avoir instauré une cruelle dictature au Chlli, mais pour cela, seulement les Chiliens, en pesant le pour et lecontre, peuvent le juger. Quant aux Espagnols, ils ont le droit d'exiger que l'Etat démocratique chilien mette au clair toutes les circonstances du drame de leurs concitoyens. Mals il n'est pas tolérable que le juge Garzon sache mieux que les Chiliens ce qu'il faut faire de leur propre dictateur. Les Chiliens ont plus souffert de Pinochet que les Espagnols. Qui, rappelons-le, n'ont jugé aucun collaborateur de Franco responsable de violation des droits de l'homme.
Vous faite une vertu d'une nécessité. Pinochet et Jaruzelski n'avaient aucune alternative à la négociation avec l'opposition. Pinochet était privé du soutien américain, Jaruzelski de celui des Soviétiques, Gorbatchev ayant prévenu ses satellites qu'ils ne pouvaient plus compter sur l'intervention de Moscou.
Peut-être. Mals le connais des dictateurs qui sont privés de l'aide américaine ou soviétique et qui se maintiennent au pouvoir. Cuba, Corée du Nord, Vietnam.. Dois je continuer?
Pinochet ou Jaruzelski auraient-ils négocié l'abandon du pouvoir s'ils avaient eu le soutien américain ou soviétique?
Cela, je n'en sais rien. Il est difficile de spéculer sur le passé. Aujourd'hui, il faut regarder en avant. Pourquoi par exemple ne pas suggérer le chemin chilien ou polonais aux dirigeants de Birmanie ? Ce pays a son Walesa, son prix Nobel de la paix, Mme Aung San Suu Kyi...
Vous voulez dire qu'il lui manque un Pinochet ou un Jaruzelski?
Exactement. Il leur manque un général, membre de la junte, qui aurait le courage de dire à Mme Aung San Suu Kyi: Dialoguons. Evidemment, à condition que son immunité soit en principe assurée.
Vous opposez deux morales: celle de l'impératif de la justice, et donc d'un procès de Pinochet, et celle de la réconciliation au prix de l'amnésie. Peut-on baser la paix intérieure sur l'oubli des crimes?
C'est un malentendu Dans un pays démocratique, l'amnésie n'est pas possible, elle ne peut pas être décrétée. On peut tout commémorer, la presse fait son travail, les historiens le leur. Mais, si la vie de la societé polonaise ou chilienne ne doit pas se transformer en enfer, il faut construire les bases de la coexistence au sein de sociétés divisées entre les gens qui hier encore étaient des ennemis. Ce fut le cas en Amérique après la guerre de Sécession, c'est aujourd'hui, bien que toujours très difficile, le cas de l'Afrique du Sud. Sinon, il faudra mettre en prison les deux prix Nobel, aussi bien De Clerck comme responsable de l'apartheid que Mandela comme responsable des crimes de l'ANC.
Mais alors, qui doit être jugé par le Tribunal pénal international dont l'idée a été approuvée par 120 nations cet été à Rome, sinon les Pinochet?
Je crois qu'il faut à un certain moment savoir séparer la rhétorique politique ou idéologique d'une part, et ce qui constitue l'impératif de la vie quotidienne de l'autre. Il n'y a pas de doute que quelque part, dans une certaine perspective, je peux imaginer (je le souhaite dailleurs) l'existence et l'utilité d'un tel Tribunal. Si Pinochet avait été arrê-té àLondres il y a 20 ans j'aurais applaudi. Mais aujourd'hui, nous devons proclamer que ceux des dictateurs qui acceptent de renoncer pacifiquement au pouvoir ne tombent pas sous le coup de la justice internationale.
Bref, selon vous, il faut juger les lampistes, directement responsables des crimes au Rwanda ou à Srebrenica, mais pas ceux qui ont donné les ordres?
Pas du tout, mais il faut prouver que quelqu'un, et qui, a donné l'ordre de tuer.
MAUVAIS SIGNAL
Quand vous étiez persécuté, vous aviez des doutes sur qui en était responsable?
Oui. Par exemple, je ne croyais pas que quelqu'un eût donné l'ordre de la torture...
Mais de vous arrêter?
L'arrestation n'est pas un crime contre l'humanité.
Et si vous étiez torturé ? Alors j'aurais demandé l'enquête et la punition.
Et si votre tortionnaire était à Londres?
Alors je demanderais son arrestation et son. extradition. A Varsovie. Pour qu'il soit jugé par un tribunal polonais.
Bref, non seulement vous refusez de reconnaître que l'arrestation de Pinochet constitue (enfin) un triomphe de la justice internationale sur la justice nationale, mais vous donnez à l'idée du Tribunal international pénal l'allure d'un rêve de quelques doux maniaques.
Pas du tout. Le TPI est nécessaire car il y a encore des dictatures. Si le Chili était aujourd'hui un pays comme la Co-rée du Nord, alors il faudrait juger Pinochet à Londres ou Madrid, car à Santiago il ne serait jiamais jugé.
La boucle se boucle: à Santiago, ni sous la dictature ni en démocratie, Pinochet ne sera pas jugé.
Peut-être, mais je répète que c'est l'affaire des Chiliens. Ecoutez ce que, à ce sujet, ici à Bruxelles, m'a dit Felipe Gonzalez: J'étais un ennemi mortel de Pinochet, j'aidais l'opposition chilienne par tous les moyens. Et je suis du côté des démocrates chiliens aussi aujourd'hui quand ils exigent le rapatriement de Pinochet. Moi qui, de ma prison en Pologne, ai envoyé un article contre Pinochet publié par le Washington Post, je suis du même avis.
Les Polonais ou les Chiliens ont-ils le droit de pardonner leurs dictateurs au nom du reste de l'humanité? Que répondezvous à Robert Badinter qui proclame que le jugement de Pino-chet n'appartient pas qu'au Chili il concerne l'humanité toute entière?
Qu'il n'a pas raison. Car outre tous les arguments déjà invoqués, il oublie que l'affaire Pinochet constitue un très mauvals signal pour tous les autres dictateurs actuels, de Cuba au Vietnam, qui se posent la question: faut-il ou non engager une transformationde velours? On touche à l'absurde pur, car si Pinochet reste en prison, les autres dictateurs ne peuvent que se dire: aussi longtemps que je tiens les opposants en prison, je suis respecté et reçu partout sur un tapis rouge, mais si j'accepte la démocratie, j'irai en prison..
Je risque donc de trouver Pinochet sur la même plage lors de mes vacances?
Vous n'avez qu'à lui refuser le visa...