La tête de liste des Verts se défend: »Etre traité de libéral-libertaire ne me gêne pas,
je le revendique
Par RECUEILLI JUDITH PERRIGNON
ET JEAN-MICHEL THENARD
Le mercredi 6 janvier 1999
[Q] uelle est la vraie pensée de Daniel
La pensée Cohn-Bendit, 53 ans, tête de liste des Verts
Cohn-Bendit aux européennes et, pour l'heure, tête de Turc de
l'ensemble de la classe politique? Réponses de
Décoiffant l'intéressé.
et rassurant
La chasse En ce début d'année, on dirait que Cohn-Bendit est
l'homme à abattre. ça vous plaît?
au Dany est
ouverte Moi je trouve ça parfait. Et comme dans tout bon
»Etre western, il y a un rendez-vous à O.K.-Corral. Je
traité de suis prêt à débattre avec Chevènement, Hue,
libéral-libertaire Pasqua, Séguin, où ils veulent et quand ils
ne me gêne pas, je veulent, pour qu'ils puissent casser du »libéral .
le revendique
Quand les Justement, Robert Hue et Alain Madelin vous
accusent d'être »libéral . Lequel des deux a
vieilles amitiés raison?
se réveillent
Ni l'un ni l'autre. Pour la simple raison qu'ils
ont tous les deux la même définition du
libéralisme, sauf que l'un est pour et l'autre
contre. Mon libéralisme à moi n'a rien à voir avec
l'offensive dérégulative néolibérale qui a dominé
la société française. Mais je suis persuadé que si
on dit non à l'économie planifiée socialiste, on
dit oui à l'économie de marché. Il n'y a rien
entre les deux. A partir du moment où je dis oui à
l'économie de marché, se pose alors le problème de
son adaptation à nos sociétés. Voilà le cadre dans
lequel j'installe ma réflexion politique: un
réformisme écologico-social lié à une tradition
libertaire qui est effectivement non étatique. Les
libertaires ont toujours accepté le marché, c'est
pour ça qu'ils étaient dénoncés comme des
petits-bourgeois par les marxistes. Aujourd'hui,
l'accusation d'être un libéral-libertaire ne me
touche pas. Au contraire, je la revendique.
Il est quand même des domaines où le marché ne
doit pas faire la loi?
Le marché ne doit jamais faire la loi. Il est
organisé et structuré par la loi et l'impôt. Deux
exemples: l'impôt écologique sur la consommation
d'énergie peut permettre de baisser les charges
sociales. Cela soulage les entreprises tout en
réorientant la consommation d'énergie vers les
énergies renouvelables, ce qui réduit les gaz à
effet de serre et donc sert l'environnement.
Deuxièmement, l'erreur sur le chômage, c'est de
croire qu'il peut être absorbé par un simple
retour de croissance. Il n'y a qu'un exemple
néolibéral d'absorption du chômage, ce sont les
Etats-Unis, une société où la protection sociale
est cassée, et où des pans entiers de la
population vivent au revenu minimum ou sans
protection sanitaire. Certes, il y a là-bas
beaucoup plus de mobilité que chez nous, mais
cette mobilité a un coût dans la vie quotidienne
qui ne fait pas partie de la culture européenne.
Aux Etats-Unis, la lutte de classes, symbolisée
historiquement, entre autres, par l'exécution de
Sacco et Vanzetti, n'a pas réussi à imposer un
projet d'économie sociale comparable au nôtre: il
s'agit donc d'un véritable capitalisme libéral. Le
projet européen, quant à lui, est plutôt symbolisé
par une économie de marché sociale régulée par la
lutte sociale et par la cogestion syndicale.
Mais le problème en Europe, c'est que la lutte
sociale ne s'exprime plus que dans le secteur
public. Ne faut-il pas dès lors le préserver comme
un îlot de résistance à partir duquel résister au
libéralisme en marche?
Il est bon que la France défende une certaine idée
du service public, mais aussi qu'elle la confronte
aux évolutions européennes. En France, on dit
service public; au niveau européen, on dit
entreprise d'intérêt général. ça montre exactement
l'évolution. La Bundesbahn (les chemins de fer
allemands, ndlr) a été privatisée. Et elle a
exactement les mêmes problèmes que la SNCF, avec
ses consommateurs, avec ses syndicats, avec
l'Etat. On s'aperçoit que privatisé ou public, le
problème c'est de définir un cahier des charges,
le droit pour tout citoyen d'atteindre n'importe
quel point du territoire à un prix convenable. Et
si le service public n'est pas capable de se
réformer, il se saborde.
Faut-il le privatiser pour le réformer?
Dire les choses comme ça pose un problème
dramatique. Car cela voudrait dire qu'en fin de
compte, il y a tellement de lourdeurs de
fonctionnement que seul le capital privé, parce
qu'il est méchant, parce qu'il veut gagner de
l'argent, arriverait à réformer les grandes
entreprises, en terrorisant les salariés,
c'est-à-dire en leur faisant mal. Il faudrait
alors privatiser l'Education nationale, qui a
besoin d'être profondément réformée. Claude
Allègre, lui, se conduit face aux enseignants
comme les enseignants face aux élèves. Dans toute
la stratégie des réformes des services publics,
c'est le savoir-faire qui manque. Y compris le
savoir-faire des syndicats, qui doivent être une
force de proposition, de gestion. L'enseignement,
la santé, la sécurité, la justice définissent les
prérogatives de l'Etat, ils ne peuvent être
privatisés.
Existe-t-il, pour vous, des »avantages acquis ?
Evidemment. Le mouvement de décembre 1995 a vu
deux logiques s'affronter à ce sujet, une gauche
traditionnelle, derrière le mouvement, et l'autre,
réformiste, qui disait: on ne peut pas continuer
comme ça. C'est dommage qu'on n'ait pas continué
ce débat. Il faut essayer de faire un tableau des
acquis de la lutte de classes, il y a
effectivement un niveau de bien-être qu'il faut
défendre. Et en même temps, il faut admettre qu'il
y a une rigidité de fonctionnement dans les
entreprises publiques qui font que celles-ci
n'arrivent plus à fonctionner. On en revient alors
à la notion de l'équité dans une société. Est-ce
qu'il est raisonnable pour une société d'accepter
la retraite à 55 ans pour les employés de la SNCF
et pas pour ceux des autres entreprises, en
particulier privées?
Vous êtes pour un service minimum en cas de grève
dans le service public?
Il faut une vraie discussion avec les syndicats
là-dessus. Qui dit service public dit
responsabilité publique. Il faut trouver un
équilibre entre la position légitime des salariés
attachés au droit de grève et celle, aussi
légitime, des consommateurs. De prime abord, je
serais pour moins de luttes corporatistes et
sectorielles et pour plus de revendications
fondamentales, donc des luttes plus radicales
comme pour les 32 heures ou la semaine de quatre
jours.
Vous pensez que le Smic est un frein à l'embauche?
Non. Mais puisque les patrons nous disent que c'en
est un, je leur réponds, prenons un risque: si
vous embauchez des jeunes, ou des chômeurs de
longue durée, vous ne les payez que 5 000 F.
L'Etat rajoutera 2 000 F. A condition que
l'entreprise leur fournisse une formation. Même si
l'entreprise ne les garde que quatre ou cinq ans
sans les embaucher de façon définitive, ils auront
eu une intégration sociale par le travail, donc
une nouvelle employabilité qui pourra leur
permettre de trouver un autre job. Je ne résous
pas avec ce système le problème du chômage en
général, mais je résous pendant quatre ans le
problème de gens qui, depuis des années, n'avaient
pas de boulot. L'Etat donnerait une dynamique à
ses jeunes ou à ses chômeurs de longue durée.
C'est mieux que d'avoir le RMI.
Vous êtes pour donner le RMI aux moins de 25 ans?
Je suis pour que l'Etat donne un revenu aux jeunes
pour leur permettre de faire quelque chose. Si on
donne un RMI à un jeune qui n'a jamais travaillé,
il participe un peu à la consommation mais il n'a
aucune perspective, c'est la limite de la mesure.
Ce que je trouve aberrant dans les emplois-jeunes,
c'est le conditionnement lié à la perspective d'un
emploi définitif, qui exclut du programme a priori
tout le tissu associatif. Au lieu de privilégier
la formation par le travail en collaboration avec
les associations, on préfère tenir à l'écart ces
associations. Travailler cinq ans en emploi-jeune
dans une association vaut sûrement mieux que
poireauter cinq ans au chômage en attendant un
mirage fixe.
Il faut plus de »flexibilité pour favoriser
l'embauche?
Ce qui nous empêche de poser la question de la
flexibilité, c'est la difficulté d'organisation
des forces sociales. S'il pouvait y avoir un
accord entre les forces sociales, la flexibilité
pourrait être une certaine autonomie du choix des
salariés dans l'organisation de leur vie, comme le
préconisent les syndicats italiens. Mais étant
donné la faiblesse syndicale en France, ce mot
évoque tout de suite le terrorisme patronal. Une
flexibilité contrôlée et négociée peut apporter
aussi bien aux salariés qu'aux entreprises.
Vous avez souscrit à des fonds de pension?
Je suis pour le système de retraites par
répartition. Je suis pour un revenu minimum
garanti, que ce soit pour les jeunes ou pour les
retraités. Mais je pense que nous vivons dans une
société malade de l'épargne. Plus les gens
épargnent, moins l'économie fonctionne. En
paraphrasant Alain Lipietz, j'estime que les
familles doivent choisir entre un livret d'épargne
bien rempli ou du travail pour leurs enfants.
Aujourd'hui aux Etats-Unis, les familles
s'endettent pour consommer. L'assurance vie, c'est
quoi? C'est un fonds de pension. C'est 2,5
milliards de francs en France. Qui gère ça?
Comment? Voilà la vraie question: comment avoir
une influence sur le marché pour que cet argent
soit intégré dans le processus économique. En
Allemagne, il y a dans les journaux des publicités
pour un système d'épargne-pension écologique. Si
vous pouvez mettre tant d'épargne par mois, on
vous garantit que cet argent va être investi dans
des projets de proximité. La majorité plurielle en
France doit trouver des solutions pour que cet
argent épargné soit réinvesti pour soutenir ses
projets et relancer l'économie et la consommation
des ménages. Il faut aussi sortir des débats
technocratiques. Je viens de lire que, pour
garantir le système par répartition, il faudrait
faire passer la retraite à 65 ans. Cela ne veut
rien dire. Une personne de 60 ans ne peut pas
travailler de la même manière qu'une de 40 ans. Je
suis d'accord pour travailler jusqu'à 65 ans, si
on commence à travailler à mi-temps à partir de 55
ans. Je prétend qu'un prof à 55 ans ne peut pas
faire un temps plein, c'est intenable pour les
jeunes et pour lui. Les profs pourraient, par
exemple, travailler dix heures par semaines entre
63 et 67 ans. On peut imaginer des choses comme
ça. Une préretraite active de 55 ans à 70 ans,
allant decrescendo.
Pour résumer, votre propos c'est: »Plus de
pragmatisme, moins d'idéologie. ça n'est pas très
différent du »pragmatisme de gauche théorisé par
Jospin.
C'est pour ça que je me reconnais dans la majorité
plurielle. Mais ma notion d'équilibre est
différente de celle de Jospin. Il y a déséquilibre
dans la stratégie du gouvernement concernant
l'urgence. Il prévoit par exemple trop tard un
geste pour les chômeurs avant Noël, ou encore
bloque toute initiative de réductions des risques
pour protéger les toxicomanes. L'audace face à
l'urgence, voilà ce qui manque au gouvernement.
L'urgence, c'est l'émotion. Je crois
qu'aujourd'hui la majorité plurielle néglige
l'urgence et l'émotion, c'est pour ça qu'elle se
trouve parfois déséquilibrée.
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