Libération, lundi 18 janvier 1999
LA JUSTICE INTERNATIONALE DOIT ATTEINDRE LE PLUS HAUT NIVEAU POSSIBLE
Louise Arbour, procureur du TPI, espère poursuivre les responsables des crimes contre l'humanité, en ex-Yougoslavie comme, un jour, au Cambodge.
Procureur du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, Louise Arbour a annoncé son départ imminent, probablement dès aujourd'hui, sur les lieux de la tuerie de Racak au Kosovo. Ce massacre entre clairement dans le mandat du TPI et j'appelle les autorités de la République fédérale de Yougoslavie à faciliter notre accès au site, a souligné la juriste canadienne. Jusqu'ici, Belgrade a toujours refusé les visas aux enquêteurs de cette cour créée le 25 mai 1993 par une résolution du Conseil de sécurité pour poursuivre les crimes commis dans l'ex-Yougoslavie depuis 1991. Deux nouvelles résolutions votées le 31 mars et le 23 septembre 1998 pressent en outre explicitement le TPI d'agir aussi au Kosovo. Dans un entretien accordé vendredi à Libération, Louise Arbour, qui est également procureur du tribunal ad hoc pour le génocide au Rwanda, expose les défis d'une justice pénale internationale en train de devenir réalité.
Slobodan Milosevic lui-même ou d'autres chefs d'Etat de l'ex-Yougoslavie pourraient-ils avoir un jour à répondre de leurs actes devant le TPI?
Quand l'ex-dictateur chilien Augusto Pinochet a été arrêté à Londres, les juristes se sont d'abord demandé si un chef d'Etat en exercice ou un ancien chef d'Etat bénéficiaient d'une immunité leur évitant d'être traduits devant la justice pénale. Le TPI ignore ce problème. Son statut affirme explicitement que le fait d'être chef d'Etat on de l'avoir été n'exonère en rien une personne soupçonnée de sa responsabilité pénale. Le président yougoslave Slobodan Milosevic, le président croate Franjo Tudjman, le Bosniaque Alija Izetbegovic ainsi que les hauts fonctionnaires et les dirigeant, militaires savent depuis 1993 qu'ils ne disposent d'aucune impunité. Personne n'est hors d'atteinte. La seule question qui se pose est celle des preuves: sont-elles suffisantes pour établir leur responsabilité directe? La communauté internationale n'a pas institué ce tribunal pour juger des lampistes. Elle attend qu'il puisse suppléer à l'incapacité des Etats à juger leurs dirigeants si leur responsabilité était mise en cause. La
stratégie du TPI est d'arriver par ses enquêtes au plus haut niveau possible. Nous avons désormais une idée assez claire des crimes commis dans l'ex-Yougoslavie et il y a peu de chance que l'on découvre un Srebrenica dont on n'aurait jamais entendu parler. Il s'agit maintenant d'examiner en détail ceux de ces crimes qui ne peuvent avoir été perpétrés sans les ordres ou l'assentiment des plus hauts responsables politiques et militaires. Puis de déterminer leurs responsabilités personnelles. On ne gagne pas un procès pénal sur la base de ce que tout le monde, prétendument, sait. Il faut des preuves.Radovan, Karadzic, l'ex-président des Serbes bosniaques,
sera-t-il bientôt devant les juges?
Tout me porte à croire qu'il va comme les autres accusés subir son procès en temps et en heure. Il sera arrêté par les soldats de la Sfor, ou les actuels dirigeants serbes bosniaques changeront d'attitude, estimant qu'il leur est finalement plus utile de livrer les criminels recherchés. Maintenant nous sommes plus patients parce que cette issue est inévitable. Beaucoup de choses doivent encore être faites, mais les mécanismes essentiels sont là et ils fonctionnent. Les criminels recherchés doivent tous bien comprendre qu'ils ont intérêt à se livrer d'eux-mêmes au tribunal de La Haye. Dans tous les secteurs de Bosnie, ils peuvent être arrêtés et envoyés devant la justice internationale. La situation s'est beaucoup améliorée y compris là où sont déployés les soldats français.
Estimez-vous que l'action du TPI a joué un rôle dans la prise de conscience en faveur d'une justice internationale?
Sans cette expérience, la communauté internationale n'aurait jamais adopté le traité de Rome pour une Cour criminelle internationale permanente, avec 120 Etats signataires (mais sans les Etats-Unis). C'est un incontestable tournant. On en parlait depuis Nuremberg, mais elle faisait peur à tout le monde, notamment aux américains, qui brandissaient l'épouvantail d'un superprocureur devenant une espèce de maître de l'univers. Or, les juges du TPI et du TPR se sont comportés avec responsabilité démontrant n'être ni des marionnettes ni des mégalomanes. La future cour permanente sera une vraie cour, avec un vrai procureur et suffisamment d'indépendance pour faire avancer les dossiers. Il y a néanmoins beaucoup de choses qui ne me convainquent guère, dans ses statuts notamment, comme le principe de complémentarité, qui donne la primauté aux justices des Etats. C'est seulement en démontrant qu'une instance nationale n'est pas de bonne foi que le procureur de la CCI pourra obtenir le dessaisissement.
Après la reddition de Khieu Samphan et de Nuon Chea, faut-il juger les Kmers rouges?
Absolument. Actuellement, la communauté internationale a rouvert le dossier de l'impunité des plus hauts responsables des grands crimes contre l'humanité depuis Nuremberg. Et le Cambodge est un cas omniprésent. Il est nécessaire que des comptes soient rendus. D'autant que c'est la dernière chance de juger ces gens-là, ils vieillissent et les mémoires s'usent. Sinon, le Cambodge restera à jamais un dossier historique dans lequel on aura manqué à l'obligation de justice.
Comment peut-on procéder?
Trois experts doivent prochainement livrer au secrétaire général de l'ONU des recommandations.