DE NOUVEAU, L'INDIGNATION IMPUISSANTE DES OCCIDENTAUX
par Claude Tréan
Le Monde, mardi 19 janvier 1999
L'INDIGNATION, encore une fois. Comme après chacun des massacres qui jalonnent depuis 1991 l'histoire de l'ex-Yougoslavie. Quelques-unes de ces tueries, en Bosnie, celle de février 1995 sur un marché de Sarajevo en particulier, avaient déclenché une réaction de fermeté internationale devant laquelle les forces serbes avaient obtempéré. Celui de Racak non. Et si Mme Arbour, la procureur du TPI, n'était pas là, ce grand élan d'indignation qui s'est emparé depuis samedi des capitales occidentales se solderait tout bonnement par une »très dure condamnation et une nouvelle visite des responsables de l'OTAN à Slobodan Milosevic - »pour augmenter la pression sur lui , comme on dit.
Vaillamment, Louise Arbour, estimant que la coupe est pleine, prend elle-même le chemin de Pristina et met en jeu son autorité pour forcer le refus de visa que les autorités serbes opposent systématiquement aux enquêteurs du Tribunal sur l'exYougoslavie (TPIY). Elle a bien sûr l'appui unanime de tous les occide -taux, qui dénoncent le crime et promettent que les auteurs en seront jugés. »Les responsables de ces actes barbares doivent savoir qu'ils ne pourront échapper à la justice (... ). Personne, aussi haut placé qu'il soit dans l'Europe d'aujourd'hui, ne peut espérer avoir l'impunité , a ainsi déclaré dimanche Lionel Jospin. Mais voilà maintenant des mois que Mme Arbour réclame un libre accès du TPIY au Kosovo, pour mener à bien les enquêtes qu'elle a engagées dès les premiers massacres dans la région de la Drenica, en février-mars 1998. L'a-ton vraiment soutenue ? Ou bien a-ton délaissé cette »voie judiciaire , qui était évoquée au printemps 1998 à Paris et à Washington comme l'une des armes de la dissua
sion contre Belgrade ?
BELLES DÉCLARATIONS
Quoi qu'il en soit, les belles déclarations sur la justice post mortem suscitent le même sentiment aujourd'hui, à propos du Kosovo, qu'hier à propos de la Bosnie. On rendra justice aux morts faute de les empêcher de mourir. La communauté internationale, une fois de plus, donne l'image d'une mobilisation impuissante. En octobre, quand deux cent mille Kosovars étaient chassés de chez eux et leurs villages détruits sous prétexte de »lutte antiterroriste , les Occidentaux menacèrent les Serbes de frappes aériennes. Depuis l'aviation
de l'OTAN reste prête à recevoir des »ordres d'activation . Mais »on n'en est pas là ! , s'exclame-t-on au ministère des affaires étrangères à Paris, »cela ne résoudrait rien . A quoi peut bien servir de rappeler (assez mollement d'ailleurs) qu'on est sur le pied de guerre, si ce dispositif n'a pas même pour objet de contraindre au respect de l'accord d'octobre, par lequel on avait obtenu, sous la menace de frappes de l'OTAN, un retrait partiel des forces serbes massivement déployées dans la province ? Cet accord est régulièrement violé; les forces spéciales serbes reviennent, chaque fois que de besoin: il y avait onze chars vendredi autour du village de Racak, pour une opération »antiterroriste . On explique, au quai d'Orsay, que »donner le feu vert à des frappes, cela obligerait à retirer les observateurs de l'OSCE, cela détruirait tout espoir de négociation, cela ferait le jeu des indépendantistes forcenés . En fait, recourir à la manière forte au Kosovo supposerait qu'on soit prêt à déployer au sol non p
as des observateurs désarmés, mais une véritable force d'interposition, dans un contexte assez rude, puisque Milosevic, évidemment, n'en veut pas. Il est apparu, lors de la crise de septembre-octobre, que les Américains ne mettraient pas un homme au sol, et que les Français, dans ces conditions, n'iraient pas; d'autant que le principe même d'une telle intervention ne faisait manifestement pas l'objet d'un consensus à Paris. »Une intervention de l'OTAN au sol créerait une partition de fait. C'est ce qu'espèrent toujours les indépendantistes et c'est pour cela qu'ils multiplient les provocations , dit-on aujourd'hui au quai d'Orsay, où l'UCK paraît décidément être le problème numéro un.
ANGÉLISME
Massacre ou pas, les Occidentaux ne dévieront donc pas de la ligne qu'ils se sont fixée : parvenir à nouer une négociation entre Serbes et Kosovars qui garantisse à ces derniers une »autonomie substantielle , mais surtout pas l'indépendance, laquelle, estime-t-on, entraînerait la déstabiesation de toute la région. Sur cette base, les Etats occidentaux ne sont pas, c'est vrai, restés inactifs. Christopher Hill, l'un des émissaires américains, a fait de patientes navettes entre Pristina et Belgrade et produit, début décembre, un projet d'accord - qui a été rejeté sur le champ par les deux parties. Les observateurs sans armes de l'OSCE, chargés de vérifier le respect des accords d'octobre, ont pu vérifier de visu qu'ils n'étaient pas respectés. Ils devaient être 2 000 et ne sont pour l'instant que moins de la moitié. Comme le disait, avant le massacre de Racak, le Polonais Bronislaw Geremek, qui venait tout juste de céder la présidence tournante de l'OSCE, la question se pose de savoir s'il faut ou non compléte
r cette équipe. Elle avait fait merveille la semaine dernière, en obtenant la libération de soldats serbes pris en otages par l'UCK. Elle peut encore servir d'élément pacificateur, estiment ceux qui y croient, sans s'arrêter au fait que Belgrade réclame aujourd'hui le départ de leur chef, William Walker. La France a en tout cas jugé raisonnable de mettre sur pied, en Macédoine, une force militaire chargée de leur porter secours, au cas où. Enfin, la diplomatie française, en la personne de Jacques Huntzinger, s'est attelée depuis quelques semaines à rassembler, du côté kosovar, une équipe plus »représentative des différentes tendances de la population que ne peut l'être aujourd'hui le malheureux Ibrahim Rugova, une équipe qui puisse, donc, être un partenaire plus efficace dans une éventuelle négociation avec Belgrade. On avait, il y a quelques jours encore, l'espoir d'y parvenir bientôt. Tous ces efforts sont louables, mais leurs chances d'aboutir sont encore un peu plus ténues aujourd'hui qu'elles ne l'étai
ent hier. Après ce nouveau massacre, on serait tenté de les qualifier d'angeliques - si l'angélisme, en politique, n'était pas, lui aussi, coupable.