Naissance d'un nouvel internationalisme
par Daniel Vernet
Le Monde, vendredi 23 avril 1999
DÉJ propagandiste de la "troisième voie", Tony Blair se veut aussi le chantre d'un "nouvel internationalisme". Expliquant pourquoi la génération de 1968 avait choisi de faire la guerre, il écrit: "Nous ne nous battons pas pour des territoires mais pour des valeurs. Pour un nouvel internationalisme où la répression brutale de groupes ethniques ne sera pas tolérée. Pour un monde où les responsables de tels crimes n'auront nulle part où se cacher" ( Le Monde du 14 avril). Le terme d'internationalisme a quelque chose à la fois de suranné et de sulfureux, qui évoque les premiers temps du mouvement ouvrier et l'ère des révolutions.
Le nouvel internationalisme de Tony Blair n'a évidemment rien à voir avec l'internationalisme prolétarien, dévoyé en défense inconditionnelle de l'URSS, ni même avec l'internationalisme des socialistes qui ne se remit vraiment jamais d'avoir sombré dans le patriotisme le plus cocardier en 1914. Après la deuxième guerre mondiale, les Soviétiques se créèrent un glacis et s'arrogèrent le droit d'y intervenir pour rétablir l'ordre communiste tandis que l'Internationale socialiste devenait pour sa part un club de débats, sympathique mais sans prise véritable sur la vie internationale.
Bien que née après la guerre, la nouvelle génération au pouvoir en Europe paraît marquée par le syndrome de Munich, par la faiblesse des démocraties qui, de concessions en apaisements, ouvrit la voie aux conquêtes du IIIeReich. Après les déceptions créées par les engagements idéologiques, elle s'est lancée dans l'action humanitaire, développant le droit d'ingérence qui se trouvait en filigrane dans la Charte des Nations unies. Du droit, elle est passée au devoir d'ingérence humanitaire, puis au droit d'ingérence tout court. C'est un des acteurs de la révolte estudiantine de 1968 en Allemagne qui le dit le plus crûment: "Jusqu'à maintenant nous pensions que la guerre était l'ultime recours, a déclaré l'écrivain Peter Schneider à propos du Kosovo, aujourd'hui nous devons nous demander si un engagement militaire plus précoce n'aurait pas permis d'éviter la catastrophe. "
Ce nouvel internationalisme est une sorte de wilsonisme humanitaire qui ne se limiterait pas au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que le président américain Woodrow Wilson voulait imposer après la première guerre mondiale contre les empires européens vaincus. Il défend les droits de l'homme, les droits des minorités, les libertés religieuses et culturelles. Après Wilson, les Américains s'étaient retirés du projet de Société des nations qu'ils avaient contribué à mettre sur pied. Le nouvel internationalisme se réfère à laCharte de l'ONU, aux objectifs qu'elle s'était fixés dans l'euphorie de la défaite du nazisme, mais il est prêt à se passer des Nations unies, si elles deviennent un obstacle, comme dans le cas du Kosovo.
Ce n'est pas le seul paradoxe. En Europe, le nouvel internationalisme semble avoir trouvé dans l'OTAN l'instrument privilégié de sa réalisation. Une organisation de la guerre froide, contre laquelle de nombreux dirigeants européens d'aujourd'hui, surtout quand ils appartiennent à la social-démocratie, avaient manifesté jusque dans les années80. Ironie de l'histoire: en 1982, avec une majorité du SPD, Gerhard Schröder protestait contre le réarmement de l'OTAN jusqu'à provoquer la chute du chancelier Schmidt. Aujourd'hui, le chancelier Schröder défend les frappes de l'OTAN sur la Serbie contre un Helmut Schmidt qui condamne la participation allemande à la guerre.
"VISION DE L'EUROPE"
Tony Blair, comme un autre socialiste, Javier Solana, qui se trouve à la tête de l'OTAN au moment le plus dramatique de son histoire, soutient que les nouveaux internationalistes ne se battent ni pour des territoires ni pour la conquête d'avantages économiques. Lionel Jospin aussi pense que les frappes sont menées au nom "d'une conception de la morale, je dirais aussi sur une conception de la civilisation, sur une vision de l'Europe" dans laquelle un régime comme celui de la Serbie, "despotique, autoritaire, raciste, xénophobe", n'a pas sa place. "Alors, oui, je crois que nous agissons au nom d'une morale, je dirai même au nom d'une philosophie et d'une conception de la civilisation", a-t-il déclare le 8avril sur France2.
Aussi généreux soit-il, le nouvel internationalisme soulève de nombreuses questions. Par exemple: son champ géographique est-il limité à l'Europe? Beaucoup d'arguments plaident en faveur d'une réponse positive: la proximité, le processus d'intégration du continent, mais aussi les moyens modestes dont disposent les Européens, qui les obligent à définir des priorités, au risque de s'exposer au reproche d'agir selon le principe "deux poids, deux mesures" et d'assister en spectateurs à des violations massives des droits de l'homme dans d'autres parties du monde. Le reproche n'est pas entièrement justifié, même s'il est vrai que la mobilisation et la solidarité pour le Kosovo sont sans précédent récent.
Dans la politique extérieure américaine aussi, le messianisme est une forme d'internationalisme des valeurs, des droits de l'homme, les cyniques diraient, des bons sentiments. Or, souvent, la défense des principes de la démocratie américaine est le masque ou l'auxiliaire d'une Realpolitik qui défend des intérêts nationaux parfaitement égoïstes. Dans son livre Diplomatie, l'ancien secrétaire d'Etat Henry Kissinger a bien montré comment dans la tradition américaine le messianisme et le réalisme étaient souvent les deux faces d'une même médaille. Le nouvel internationalisme n'échappera pas à cette ambivalence, quand bien même n'apparaîtrait-elle pas déjà dansle conflit du Kosovo.
Car le réalisme politique réclamera tôt ou tard ses droits. Pourquoi les Européens n'ont-ils pas été aussi militants contre la guerre en Tchétchénie, qui avait de nombreux traits communs avec le conflit du Kosovo? Parce qu'étaient en jeu les intérêts de la Russie, un Etat qui a gardé quelques beaux restes de son statut de grande puissance et dont les Européens comme les Américains ont besoin pour préserver l'équilibre et la stabilité. Une des raisons qui expliquent l'hostilité de Moscou à l'action de l'OTAN contre la Serbie sans mandat explicite de l'ONU est que ce précédent pourrait être invoqué dans d'autres cas. Et les diplomates occidentaux d'expliquer à la Russie que cette volonté nouvelle d'exporter la démocratie et les droits de l'homme s'arrête dans tous les cas aux limites de son "étranger proche".
PLAN DES PRINCIPES
Un des problèmes soulevés par la guerre au Kosovo est celui de la légitimation. Le nouvel internationalisme se fonde certes sur des idées généreuses, mais ses hérauts ne peuvent agir de leur propre chef, quand bien même ils représenteraient tous des Etats démocratiques. L'ONU puis l'OSCE étaient considérées comme les institutions habilitées à cautionner les actions internationales. Certains pays tiennent à maintenir, voire à renforcer, cette prérogative, non seulement par attachement idéaliste à une conception de la société internationale ( cf. encore Woodrow Wilson), mais parce que l'OSCE est régie par la règle du consensus et parce qu'à l'ONU ils disposent d'un droit de veto.
Enfin, s'il est bon d'agir au nom de principes et de valeurs, force est bien de constater que tout le monde n'en a pas toujours la même idée. Il ne s'agit pas de céder à un quelconque relativisme culturel, mais de constater simplement que les différents droits défendus par les démocraties occidentales et les tenants du nouvel internationalisme peuvent parfois entrer en contradiction: droits individuels et droits collectifs, droits des citoyens et droits des minorités. Pour s'en tenir aux Balkans, il est clair que les accents mis sur l'une ou l'autre catégorie de ces droits produisent des politiques foncièrement différentes, tout aussi défendables sur le plan des principes.
Au Kosovo, l'Europe veut rompre ouvertement avec l'esprit munichois. C'est un progrès qu'il faut saluer, conscient que le nouvel internationalisme prépare des lendemains difficiles