LE LONG DU FLEUVE DE LA FAIM
par Philippe Pons
Le Monde, mardi 27 avril 1999
En Corée du Nord, la famine a déjà fait entre 1,5 et 3 millions de morts, sur une population d'environ 22 millions d'habitants. En 1998, elle a poussé plus de 400000 personnes à fuir vers la Chine. Notre envoyé spécial a longé le fleuve-frontière Tumen, sur près de 300 km, à la rencontre de ces réfugiés de la faim qui témoignent de l'effondrement du dernier régime stalinien
Sur le pas de la porte de la ferme, elle s'est agenouillée pour boutonner la veste de l'enfant et lui a longuement serré la main. Puis la jeune femme s'est relevée et a détourné son visage pour pleurer. La petite fille a pris la main qu'une autre femme lui tendait et elle a commencé à descendre le chemin de terre. Elle ne s'est pas retournée, comme si son inconscient d'enfant lui disait déjà qu'il ne faut jamais regarder en arrière. Nous n'avions déjà plus rien, a murmuré dans un sanglot la jeune femme : elle venait de dire au revoir à la petite orpheline que son mari et elle avaient emmenée avec eux dix jours auparavant, pour franchir le fleuve Tumen encore gelé, qui sépare la Corée du Nord de la Chine, et fuir la famine.
Hwe-kyong est âgée de cinq ans. Sa mère a disparu lorsqu'elle avait trois ans. Son père est mort l'année suivante. Elle a été ballottée d'une famille de voisins à l'autre, jusqu'au jour où la dernière, ne pouvant plus la nourrir, demanda au mineur et à sa femme qui avaient décidé de se réfugier en Chine de la prendre avec eux. Ils lui ont appris à ne jamais dire son véritable nom, et la petite fille a si bien compris la leçon que, depuis qu'elle est en Chine, la première phrase qu'elle prononce à quiconque lui adresse la parole c'est : Je m'appelle Kim Hwe-kyong. Kim, patronyme le plus courant en Corée, est devenu son nom de réfugiée.
Hwe-kyong a été recueillie par une famille de Sino-Coréens. Mais d'autres enfants qui, eux aussi, ont fui la famine ont moins de chance. Ils sont sans doute 2 000 à errer dans la région frontalière de Yanbian, la région chinoise où vivent 800 000 Chinois d'origine coréenne, dont une partie est arrivée au début du siècle à la suite de la colonisation de la péninsule par le Japon (1905-1945).
Dans les deux provinces du nord-est de la Chine (Liaoning et Heilongjiang), on compte 2 millions de Sino-Coréens. A Yanbian, les langues chinoise et coréenne sont pratiquées indifféremment et les réfugiés se fondent facilement dans la population. Certains enfants sont passés en Chine avec leurs parents. Mais parfois ceux-ci ont été arrêtés et renvoyés en Corée, ou bien, ne pouvant trouver du travail avec un enfant,ils ont dû l'abandonner. D'autres gosses sans famille ont passé clandestinement la frontière par eux-mêmes, par groupe de deux ou trois.
Certains meurent aussi d'empoisonnement après avoir mangé des champignons vénéneux, ou d'occlusion intestinale à force d'absorber des bouillies à base d'écorce
C'est le cas de cette fillette rencontrée sur le marché de Helong, à une dizaine de kilomètres de la frontière. Epouvantablement sale, hirsute, le cou couvert de boutons purulents et portant aux mains des gerçures ouvertes et sanguinolentes, elle est arrivée en Chine une à deux semaines auparavant. On lui donnerait une dizaine d'années : en réalité, elle a quatorze ans, dit-elle. Apeurée, même lorsqu'on lui tend du chocolat, elle raconte dans un murmure que ses parents sont morts et qu'elle vient de la ville nord-coréenne frontalière de Jucho, près de Musan. Elle a marché pendant des jours, dit-elle. Depuis quand est-elle à Helong ? Elle ne sait plus.
La centaine d'orphelins qui traînent comme elle dans le marché sont aisément reconnaissables : crasseux, craintifs, perpétuellement aux aguets, ils circulent furtivement entre les étals, mendient quelque nourriture, passent d'un village à l'autre, d'une ville à l'autre, comme des oiseaux migrateurs. Familles éclatées, parents morts : ces petits vagabonds (kotchebi), qui se sont multipliés en Corée du Nord, sont les enfants de la faim. Ceux qui ont franchi la frontière sont menacés d'être arrêtés et expulsés.
Même les plus chanceux, recueillis par des organisations humanitaires travaillant dans la région frontalière, ne sont pas hors de danger. Dans cet orphelinat d'une banlieue misérable de Yanji (chef-lieu de la région de Yanbian), une modeste maison de briques perdue parmi les autres le long d'une rue fangeuse, il y avait une trentaine d'enfants. Dix d'entre eux âgés de huit à quatorze ans venaient de Corée du Nord.
Le lendemain de notre visite, le couple qui en a la charge nous appela : en pleine nuit, le 26 mars, était venu un homme qu'ils connaissaient depuis plusieurs semaines et se disait réfugié. Pendant que le couple lui parlait au rez-de-chaussée, des acolytes étaient montés au premier étage et avaient enlevé sept enfants du Nord. Avec eux, il y avait deux femmes qui avaient travaillé pour l'orphelinat. Les enfants, qui les connaissaient, n'ont pas senti le danger et ont suivi le groupe. Je ne peux rien faire, dit le responsable de l'orphelinat. Si je vais à la police, je serai de nouveau arrêté, comme je l'ai été déjà deux fois, pour avoir recueilli des orphelins du Nord. S'ils reviennent pour prendre les enfants qui restent, nous n'avons pas de moyens de nous défendre. Selon la rumeur, Pyongyang aurait donné l'ordre de récupérer coûte que coûte ceux que le régime nomme les petits pionniers qui, en désertant le Paradis des travailleurs, entament l'image du pays. C'était la première fois que les agents de Pyongy
ang enlevaient des enfants dans un orphelinaten plein Yanji.
Les enfants vagabonds ne sont qu'une infime proportion de ceux que le régime nord-coréen qualifie de fuyards : ces réfugiés de la faim, immigrants temporaires pour la plupart, qui passent en Chine en quête de nourriture. A travers leur récit transparaît la lente déliquescence d'un régime qui n'est sans doute pas sur le point de s'effondrer, mais est en train de perdre une partie du contrôle qu'il exerçait sur sa population.
Regardez-moi. J'ai quarante-neuf ans, plus de dents et je parais un vieillard. Je suis médecin et je dois venir ici pour travailler comme débardeur pour gagner un peu d'argent pour nourrir mes trois enfants. Ce régime ne nous traite pas comme des êtres humains et notre cour brûle.
Celui que nous nommerons le docteur Kim a aujourd'hui repassé le fleuve Tumen, et il est retourné dans la région du port de Chongjin. Cet homme pauvrement vêtu, éreinté, mais dont le langage dénote un bon niveau d'éducation, est l'une de ces figures de détresse, révélatrice de la faillite du régime nord-coréen, que l'on rencontre désormais dans la région frontalière. Sa femme est morte il y a trois ans, électrocutée alors qu'elle voyageait sur le toit d'un wagon de train avec un groupe de migrants de l'intérieur en quête de nourriture. Les gens ne meurent plus en masse comme il y a un ou deux ans. Mais ils continuent à mourir de faim, de froid. Je diagnostique les maladies, mais je ne peux les soigner et je dois dire aux malades d'aller chercher où ils peuvent des herbes médicinales.
Typhus, dysenterie, pleurésie et tuberculose sont devenus des maladies endémiques en Corée du Nord, affirme le docteur. Certains meurent aussi d'empoisonnement, après avoir mangé des champignons vénéneux, ou d'occlusion intestinale, à force d'absorber des bouillies à base d'écorce. Le docteur Kim parle du chaos des villes qu'il a traversées début mars, des gens qui mendient, de l'odeur des corps en décomposition dans les rues que les militaires chargent sur des camions, des animaux errants, des exécutions publiques, des soldats qui gardent les entrepôts de vivres, patrouillent autour des coopératives agricoles et réquisitionnent les récoltes. Le système de distribution alimentaire de l'Etat, l'un des instruments du contrôle social, ne fonctionne plus, et chacun doit se débrouiller pour survivre.
Les quatre ans de pénurie alimentaire, qui se sont traduits par une famine qui a fait entre 1,5 et 3 millions de morts, ont donné aux Coréens du Nord des bribes de liberté dont l'exode le long de la frontière chinoise est une expression. Le flux ne cesse d'augmenter : en 1998, le nombre des immigrants a doublé, pour atteindre plus de 400 000. Un tiers passent légalement la frontière comme commerçants. Les autres clandestinement. Seulement une partie de ces derniers reste en Chine (on estime à 100 000 le nombre des réfugiés qui se trouvent clandestinement dans les trois provinces frontalières). La plupart retournent au pays avec des vivres.La famine est en train d'entamer ainsi un autre verrou du système : le mur d'ignorance du monde extérieur, qui, avec la répression, a été l'un des plus efficaces moyens de contrôle.
Les migrants passent surtout dans la partie nord-est de la frontière de 1 300 kilomètres qui sépare la Chine de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) : en amont, la Tumen, qui prend sa source sur les contreforts du mont Paekdu, ne mesure guère par endroits qu'une quinzaine de mètres de largeur et elle est gelée pendant cinq mois.
La vingtaine de réfugiés rencontrés sur les 300 kilomètres que nous avons parcourus le long de la Tumen du côté chinois de la frontière, entre les villes de Hunchun, à l'est, et de Xiatianping, à l'ouest, montraient la diversité des catégories sociales qui désormais sont en contact avec la réalité extérieure. Tous nos interlocuteurs savaient que l'on vit mieux en Chine : soit parce qu'ils avaient vu des images de la télévision chinoise captées clandestinement, soit parce qu'ils avaient entendu des rumeurs. Parties des régions frontalières, celles-ci se diffusent à travers le pays, transportées par une population en migration, la faim au ventre, dont le régime a renoncé à contrôler les mouvements.
Il y a, parmi ces réfugiés, des militaires, comme ce jeune sous-officier membre du Parti des travailleurs qui a trouvé refuge dans une ferme des environs de Yanji. Sa fiancée a été arrêtée lorsqu'ils franchissaient la Tumen gelée en janvier. Lui, mieux entraîné, a pu s'enfuir. Il ne peut aller la rechercher : s'il est pris, il sera exécuté. Il confirme que l'armée bénéficie de rations bien supérieures à celle des civils : 1,2 kg de riz pour les membres d'unités stationnées le long de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées à la hauteur du 38e parallèle. Tendu, il esquive les questions sur l'avenir du régime : Les gens ont encore espoir, dit-il laconiquement, froissant dans sa main le billet que notre intermédiaire avait demandé de lui remettre.
Une femme a plus de chance qu'un homme. Si elle est prise, elle fera deux mois de travaux forcés, avec comme ration une cuillère de soupe le matin et une autre le soir
Cette jeune femme âgée de vingt-trois ans, rencontrée dans un petit bourg frontalier en amont de la Tumen, n'entretient, elle, aucune illusion sur le régime. Elle était également militaire, tireuse d'élite et spécialiste de taekwando. Il y a un an, elle a fui la RPDC revêtue de son uniforme. Mariée à un Sino-Coréen et enceinte de sept mois, elle a été découverte par la police chinoise et expulsée. Après dix jours de prison en RPDC, elle a repassé la Tumen pour donner naissance à son enfant en Chine. Elle risque à nouveau d'être expulsée. Près de la moitié des réfugiés expulsés (10 000 en 1998 pour la région de Yanji) récidivent.
Il y a parmi les réfugiés beaucoup de jeunes femmes. Elles passent en Chine pour vivre mieux, dit Kim Ok-ja (nom d'emprunt). Agée de vingt-six ans, maquillée et les cheveux noués en queue de cheval, cette diplômée universitaire amarché plus de 60 kilomètres pour atteindre la frontière. Arrivée en janvier avec simplement en poche un numéro de téléphone, elle vit avec un Sino-Coréen. Certaines sont vendues par les passeurs, comme épouse ou comme concubine, à des hommes âgés ou à des jeunes de campagnes désertées par les femmes. Les plus malchanceuses finissent sur le marché de la prostitution de Yanji. Les organisations humanitaires internationales estiment à 30 000 le nombre des Nord-Coréennes vendues en Chine depuis janvier 1997, au prix de 1 000 à 3 000 yuans chinois (soit 115 à 345 euros).
Kim Ok-ja se souvient des visages livides et émaciés des habitants de sa ville, le port de Changjin. Elle évoque la traversée de villages fantômes, désertés par la population. Sa famille, qu'elle a pu contacter par des intermédiaires, n'est pas inquiétée par la police en dépit de sa disparition, dit-elle : Il y a tellement de gens qui disparaissent que les policiers ne font plus attention. Beaucoup de ces réfugiés sont des petites gens. C'est le cas de ce mineur aux yeux battus et aux épaules soumises. Agé de cinquante-quatre ans, il est arrivé en février de la province du Hamgyong du Nord. Il fait partie d'un groupe de neuf réfugiés qui se cachent dans une ferme isolée que l'on atteint par un sentier de montagne aux environs de la ville de Tumen. Sa femme était repartie la nuit précédente pour tenter d'aller chercher leur fille de dix-huit ans, tuberculeuse, laissée derrière eux. Une femme a plus de chance qu'un homme. Si elle est prise, elle fera deux mois de travaux forcés, avec comme ration une cuillère
de soupe le matin et une autre le soir. Si elle réchappe du camp, elle reviendra ici, dit-il, résigné.
Les gardes-frontières préfèrent souvent tirer partie des migrants et les laissent passer en échange de nourriture ou d'argent. Le mineur connaît l'existence de cinq camps de prisonniers politiques dans le Hamgyong du Nord, où seraient emprisonnés 25 000 personnes. Nous sommes partis parce que nous ne pouvons plus vivre : un kilo de riz coûte 25 wons. Il faut deux kilos par jour pour une famille de quatre personnes, soit 50 wons. Mon salaire mensuel était de 70 wons, et je n'ai pas été payé depuis trois ans. Nous avons vendu tout ce que nous avions, poursuit-il. Dans le village frontalier de Luguo, une habitante raconte que, chaque nuit, des réfugiés (parfois jusqu'à une dizaine) viennent frapper à sa porte : Ils sont comme des vagabonds, sales et sentant mauvais. Certains ont des maladies de peau. Ils sont en manque de tout : nourriture, vêtements, médicaments
Plus on remonte la Tumen vers l'amont en suivant la route de terre qui longe le fleuve et plus celui-ci se rétrécit. Du côté chinois, on traverse des villages qui rappellent ceux que l'on pouvait voir, il y a vingt-cinq ans, en Corée du Sud : maisons aux toits de chaume avec, à l'entrée, les grandes jarres pour le choux fermenté.
De l'autre côté du fleuve aux rives parsemées de bosquets et de rochers, les petites montagnes ont encore de la neige à leur sommet. Ni d'un côté ni de l'autre il n'y a de grillages ou de protection. Aux postes-frontières, à l'extrémité descinq ou six ponts qui enjambent la Tumen, on ne note aucune tension. Deux ou trois camions attendent de passer ; d'autres, chargés de bois, arrivent de RPDC. De temps à autre, on voit du côté coréen du fleuve un village aux maisons basses, grises. On n'aperçoit pas âme qui vive. Aucune fumée ne s'échappe des cheminées. Tous les deux ou trois kilomètres, il y a des postes de garde et quelques soldats qui fument ou bavardent.
Sur la rive chinoise du fleuve, on voit par endroits de petits monticules de terre fraîchement retournée : ce sont les tombes anonymes de réfugiés qui se sont noyés en traversant la Tumen. Les Coréens du Nord qui passent clandestinement en Chine risquent d'être emprisonnés, dépouillés de leur butin de vivres par les gardes-frontières, mais ils risquent aussi de se noyer. Le fleuve n'est pas large, mais, en été, le courant est fort et les plus faibles perdent pied. On retrouve leurs corps en aval dans une boucle du fleuve.
Au début du printemps, la glace cède parfois sous les pas des réfugiés, chacun chargé de sacs de vivres d'une vingtaine de kilos. C'était le cas le jour de notre passage à Liangshui, à l'extrême nord-est de la frontière, en face de la ville minière nord-coréenne de Onsong, où, selon des réfugiés, 10 % de la population (130 000 habitants) seraient morts à cause de la famine. En cet endroit, le fleuve est beaucoup plus large, mais les migrants traversent quand même. La nuit précédente, la glace s'était rompue et cinq hommes s'étaient noyés. On dénombre une cinquantaine de tombes le long du fleuve de la faim. La RPDC, que l'on voit de l'autre côté de la Tumen, paraît un pays quasiment à l'arrêt. Sur une colline du côté nord-coréen du fleuve, entre les villages chinois de Nanping et de Luguo, s'étale en énormes caractères le slogan : Longue vie au fils du XXIe siècle, c'est-à-dire Kim Jong-il, fils et héritier de Kim Il-sung, qui, selon la propagande du régime, serait la réincarnation du Grand Leader. Puis, un p
eu plus avant, un autre slogan appelle à une guerre foudroyante.
Il faut 2 kilos de riz par jour pour une famille de quatre personnes, soit 50 wons. Mon salaire mensuel était de 70 wons et je n'ai pas été payé depuis trois ans
Ces mots d'ordre prennent un caractère pathétique lorsque, quelques kilomètres plus loin, apparaît, depuis une hauteur en territoire chinois, la ville minière nord-coréenne de Musan. Alignant ses corons de maisons basses, grises, aux toits de tuiles par endroits réparés avec de la paille, cette ville de 300 000 âmes semble désertée. Des grues immobiles rouillent au soleil le long de la voie ferrée et, à la jumelle, on n'aperçoit que quelques rares passants dans les rues de terre battue. Le silence qui pèse sur la ville morte est soudain rompu par une marche militaire marquant le milieu de la journée. Puis le silence retombe. Des voix résonnent dans le lointain.
Au sud de la ville fantôme, venant du côté chinois, deux hommes traversent sans se presser la Tumen gelée. Ils parlementent sur la rive nord-coréenne, puis repartent : cesont des passeurs ou des contrebandiers qui ont fixé un rendez-vous pour le soir. Les usines, qui ne tournent plus qu'à un quart ou un tiers de leur capacité, sont pillées de leurs équipements, revendus en pièces détachées en Chine : c'est le cas, par exemple, des fils de cuivre que l'on trouve sur le marché de Helong.
A quelques kilomètres de Musan, un train poussif suit la voie qui longe la Tumen du côté coréen. Un train d'exode transportant sur le toit de ses cinq wagons plusieurs dizaines de voyageurs et leurs baluchons, tandis que d'autres s'agrippent aux poignées des portières des marchepieds. Saisissant raccourci de l'état de déliquescence de la Corée du Nord. Cela ne peut plus durer. Notre vie est pire que celle des porcs en Chine, dit un jeune réfugié, ouvrier dans une usine chimique de la région de Hamhung, l'une des plus affectées par la famine. Son salaire n'a pas été payé depuis quatre ans
Mais, pour l'instant, en dépit de l'effondrement de l'économie et de la famine, le dernier régime stalinien de la planète semble tenir encore en main le pays grâce à l'armée (1 million d'hommes sur une population d'environ 23 millions), seul appareil d'Etat qui fonctionne encore. La cassure s'accentue néanmoins entre la population et un système qui a de moins en moins de prise sur la vie quotidienne des gens.
Non seulement le régime ne contrôle plus les mouvements de population, et notamment à la frontière, mais encore il perd progressivement celui des esprits : de plus en plus de Coréens du Nord prennent conscience de la réalité extérieure (celle de la Chine). Incapable de nourrir sa population, le régime est contraint à l'abandonner à elle-même et à la laisser inventer des modes de survie capitaliste, tels que les marchés agricoles libres (jangmadang). Autrefois, ceux-ci étaient autorisés trois fois par mois. Désormais, ils sont quotidiens. On y vend, ou y échange n'importe quoi selon la plus sauvage loi de l'offre et de la demande.
Sous l'effet de la banqueroute économique, la population découvre dans la pénurie qu'elle peut ne pas dépendre du système de distribution alimentaire étatique qui l'arrimait au régime. Enfin, à la frontière chinoise, les migrants entament lentement l'isolement dans lequel était tenu le pays. Ils forcent une ouverture plus rapide que ne le voudrait Pyongyang : affamée, la population n'a pas le temps d'attendre des réformes au compte-gouttes et elle frappe à la porte de l'intérieur.
En l'espace de trois ans, la situation à la frontière a profondément changé. Les réfugiés sont plus nombreux, plus faciles à rencontrer, quoique traqués par la police chinoise et les agents nord-coréens. Ils sont aussi plus loquaces et plus critiques vis-à-vis du régime. Ils sont l'avant-garde d'une population qui n'a qu'une préoccupation : survivre. Il est clair, à les entendre, qu'ils ont perdu confiance dans le régime sans savoir pour autant comment s'en défaire. Ils émergent, hébétés, de cinquante ans d'endoctrinement etd'ignorance du monde extérieur.
Certains voudraient organiser une dissidence : c'est le cas de Rhee Sang-nam (nom d'emprunt), ex-cadre du parti de la région de Pyongyang, âgé de trente-neuf ans, qui se dit le porte-parole des réfugiés du Yanbian. Habilité par ses fonctions à voyager à travers le pays, il a commencé à douter d'un système qui pouvait conduire à une telle tragédie humaine. Il a décidé l'année dernière d'aller voir comment la Chine se débrouillait. Quand je suis arrivé, j'ai été estomaqué. Nous pensions que le reste du monde aussi était affamé. Quant à l'aide étrangère, on nous disait qu'elle était achetée et nous n'en connaissions jamais l'origine.
M. Rhee pense que le processus de prise de conscience sera lent et que le régime peut se maintenir encore de trois à cinq ans s'il réussit à tenir la tête hors de l'eau une population qui n'a jamais connu mieux que deux repas par jour. De plus en plus de gens pensent du mal d'un système qui est incapable de les nourrir. Mais on ne peut rien dire au risque d'être emprisonné et, là, c'est pire, car, en prison, il n'y a rien à manger et les gens meurent par dizaines. La délation fait parti du quotidien : en dénonçant quelqu'un, on espère un peu de nourriture pour sa famille. Le régime perd aussi de sa légitimité, car, désormais, les injustices sont criantes : ceux qui s'en sortent sont les membres du parti et ceux qui ont de la famille au Japon.
Organiser les réfugiés en Chine et créer des réseaux à l'intérieur du pays avec ceux qui retournent en Corée du Nord est une tâche difficile. Les agents nord-coréens, n'ayant pas besoin de visa pour se rendre en Chine, vont et viennent librement dans la région frontalière, infiltrent les réseaux de réfugiés pour les dénoncer à la police chinoise, qui les expulse comme des immigrants illégaux.
Nous avons vraisemblablement rencontré l'un de ces agents. Il nous avait été présenté par un intermédiaire qui, par la suite, reconnut ne l'avoir vu qu'une fois. Blouson fermé jusqu'au col, cheveux en brosse, il parlait à voix basse, hachant ses phrases de soupirs. Dans un flot ininterrompu, il racontait la misère et dénonçait le régime : un discours convaincant, trop bien ficelé pour le petit cadre du parti qu'il disait avoir été. Surtout, après sa diatribe, il passa aux questions sur les personnes que nous avions rencontrées, sur les difficultés que nous pouvions avoir à entrer en contact avec les réfugiés
Les autorités chinoises de la région Yanbian savent ce qui se passe le long de la frontière et laissent faire jusqu'à un certain point. Elles sévissent à la suite des dénonciations des agents nord-coréens ou lorsque la presse étrangère est trop précise dans la localisation des réfugiés rencontrés : quelques jours plus tard, une rafle a immanquablement lieu dans le quartier ou le village mentionné.
Le régime de Pyongyang commence à prendre conscience des risques de cet entrebâillement non contrôlé du pays le long dela frontière chinoise et du lent travail de sape de la famine sur l'ordre staliniste. La réaffirmation par l'Assemblée suprême du peuple, le 9 avril, des principes de l'économie planifiée et le rejet de la loi du marché, ainsi que la récente suppression, sur ordre de Kim Jong-il, de l'adjectif libre sur les panneaux indiquant la zone d'économie libre de Rajin-Sobong - où la RPDC espère attirer des investissements étrangers - sont symptomatiques d'un raidissement.
L'armée serait en outre en train de déplacer 2 millions de personnes (soit 8 % de la population) pour les envoyer aux champs. On estime à 200 000 le nombre des paysans qui ont déserté les campagnes en quête de nourriture et afflué vers les villes.
Cela ne peut plus durer, notre vie est pire que celle des porcs en Chine
De plus, le régime cherche à enrayer l'effet pernicieux des contacts avec la Chine par une répression dirigée contre ceux qu'il accuse de propager la foi chrétienne : les églises du côté chinois de la frontière sont, en effet, des lieux où les migrants savent qu'ils peuvent demander de la nourriture fournie par les organisations humanitaires. Commencent ainsi à se constituer des réseaux chrétiens à l'intérieur de la RPDC. Une des jeunes femmes réfugiées que nous avons rencontrées en faisait partie : les yeux rougis, elle raconte qu'elle a fui lorsqu'elle a appris qu'une autre chrétienne de son réseau avait été arrêtée et exécutée. Il y a quelques mois, deux missionnaires sino-coréennes entrées en RPDC ont été découvertes et exécutées, poursuit-elle.
Les migrants qui passent en Chine ne représentent qu'une infime minorité de la population nord-coréenne. Pour la plupart, ce ne sont pas des opposants, mais de pauvres gens affamés, résignés le plus souvent, dont l'unique préoccupation est la survie de leur famille. Mais, à les entendre, il est clair que les bases idéologiques du régime sont entamées.
Si la Corée du Nord doit s'ouvrir un jour, c'est à la frontière chinoise que cette ouverture se produira. Pour l'instant, la porte n'est encore qu'entrebâillée.