EN FINIR AVEC MILOSEVIC
par Alain Touraine
Le Monde du 28 avril 1999
Si cette guerre avait pour but de forcer Milosevic à signer les accords de Rambouillet, elle est une dramatique erreur, puisqu'elle a permis au dictateur d'accélérer et de mener à son terme le massacre et l'élimination des Albanais du Kosovo, en se servant de l'alibi que lui offrent les frappes armées de l'OTAN. Cette guerre n'a de sens et de nécessité que si son but est d'en finir avec Milosevic. C'est seulement à partir de là qu'on pourra créer une situation relativement stable dans la région. Ce but ne peut être atteint que si l'Alliance s'engage militairement de manière directe, au sol, et si l'Europe sait proposer aux Serbes une ouverture à l'Ouest.
J'étais à Belgrade, peu de jours avant le début des frappes, au moment même où les ambassades occidentales quittaient la ville. Il n'y avait alors aucune mobilisation visible, et selon tous mes interlocuteurs, les Serbes étaient résignés . Au moins à Belgrade, Milosevic n'était nullement populaire. La situation de guerre a évidemment soudé cette nation qui se sent attaquée, mais il serait faux d'identifier l'ensemble des Serbes à Milosevic. Il existe des moyens de séparer la population du dictateur.
Il est difficile de savoir qui, à l'intérieur de l'OTAN, qui ne sait pas plus communiquer que mener la guerre, pousse à une solution radicale et qui, au contraire, se satisferait plus volontiers d'un accord de paix qui apparaîtrait acceptable à certains Occidentaux, dès lors que Milosevic laisserait revenir un certain nombre d'Albanais, c'est-à-dire obtiendrait une
partition dans des conditions favorables. Une telle partition est en fait probablement son objectif, car il sait que 10 % de Serbes ne pouvaient pas maintenir leur supériorité sur 90 % d'Albanais au Kosovo. Après la destruction massive de la population albanaise et son exode forcé, une partition apporterait à la population serbe du Kosovo et au gouvernement de Belgrade des garanties qu'ils ne pouvaient songer à obtenir avant la guerre. Il y a donc deux solutions possibles : celle qui convient à Milosevic, qui est celle de la partition, dont la première étape, décisive par sa violence, est en ce moment même l'élimination des Albanais; et, opposée à la première solution, celle qui fait de l'élimination de Milosevic le but principal de la guerre et la condition préalable à la reconstruction politique de toute la région. Le faux débat : faut-il ou non faire la guerre à Milosevic, a vite été rejeté par l'opinion qui garde mauvaise conscience de notre trop faible intervention en Bosnie et qui se souvient avec horr
eur des massacres de Vukovar ou de Srebrenica et du siège de Sarajevo.
Le vrai débat est donc : faut-il arriver à un accord avec Milosevic ou le détruire ? Tout conduit à choisir la solution la plus radicale. Il faut détruire le dernier dictateur à la foisnationaliste et communiste d'Europe. Ce serait aussi le moyen pour les Européens d'intervenir dans le remodelage de leur continent après la chute de l'empire soviétique. Les Américains,
au contraire, sont attachés à montrer que c'est toujours d'eux que dépend une solution et qu'ils sont disposés à organiser un nouveau Dayton.
Mais jusqu'ici les Européens n'ont pas tenu un langage plus radical que celui des Américains, et surtout semblent avoir une volonté collective presque aussi faible qu'au moment de la crise
bosniaque. Il est donc urgent maintenant que l'Europe manifeste sa volonté d'en finir avec Milosevic, même si certains pays ne sont pas disposés à s'engager sur le terrain. La guerre est débordée par ses propres conséquences, et elle deviendrait un sanglant non-sens si elle aboutissait à une partition du Kosovo aux conditions imposées par Milosevic. Cette guerre doit aller le plus vite possible jusqu'à son seul but rationnel: l'élimination du dictateur.
Alain Touraine est sociologue.