CECI EST BIEN UNE GUERRE
par André Glucksmann
Le Monde du 18 mai 1999
Mieux vaut ne pas jouer sur les mots. Au coeur de l'Europe a bien lieu une guerre. Pourtant, par un pudique et très général principe d'irréalité, personne ne déclare la faire. L'OTAN se livre à des opérations , dont le caractère aérien semble garantir l'essence céleste. Milosevic, officiellement, réprime des bandits et se réclame du droit souverain qu'ont les Etats de policer leurs provinces comme bon leur semble. Seuls les antiguerre osent le mot, mais trichent illico sur la chose, ils évoquent des tapis de bombes , ils voient Belgrade dévastée comme Dresde, ils jurent que la Serbie est un nouveau Vietnam . Ainsi euphémisée ou anathémisée, la réalité guerrière des événements nous laisse bouche bée, bien qu'elle crève l'écran.
Parti à la conquête du Kosovo contre 90 % des Kosovars, le maître de Belgrade affiche d'immaculées intentions ; un conquérant est toujours ami de la paix , il aimerait avancer sans opposition, note ironiquement Clausewitz. Les alliés atlantiques se rendent esclaves d'une dénégation symétrique en sous-évaluant l'entreprise militaire dans laquelle ils s'engagent. N'ont-ils pas publié qu'en trois jours l'affaire serait bouclée ? Si des principes sans armes sont vides, l'usage des armes sans concept est vain.
Dans cet étonnant conflit qui paraît se nier lui-même, attaques d'en haut et massacres terre à terre se croisent sur nos écrans sans se rencontrer dans la réalité. Extraterritorialité des uns, impunité des autres, l'ensemble persévère avec l'absurdité d'un cercle carré. Les experts édulcorent : leur révolution dans les affaires militaires parle de conflits de basse intensité ou autres que la guerre . Les esprits distingués se paient d'oxymores et prononcent rarement le mot qui brûle les lèvres sans le flanquer de qualificatifs qui neutralisent ou disqualifient ainsi Umberto Eco détecte-t-il une néo-guerre , moitié guerre émoussée , moitié farce numérique.
Etranger à de pareilles contorsions linguistiques, un public planétaire chuchote revoilà la guerre . Face aux insoutenables images d'un peuple en déroute, on se souvient d'autres déportations massives et forcées, d'anciens exodes dont parents et grands-parents témoignent encore. La compassion, n'en déplaise aux médiologues, n'exclut pas la compréhension. Rien de l'inhumaine actualité n'est étranger à l'expérience du XXe siècle. L'oeil voit, et l'histoire sous-titre.
Inutile de se voiler la face, les enjeux sont prosaïquement intelligibles, il y aura un gagnant et un perdant. Ou bien lesKosovars recouvrent leur dignité et retrouvent leur terre natale libérée. Ou bien les nettoyeurs l'emportent et font avaliser internationalement leur entreprise coloniale et raciste.
Depuis dix ans, les hauts faits d'armes de Milosevic portent des noms de villes et de villages canonnés, incendiés, assiégés, étouffés, rasés. Autant de victoires remportées sur de pauvres gens désarmés. Autant de charniers et autant d'hécatombes. Rien de plus planétairement banal qu'une telle besogne. La première guerre mondiale aligna 80 % de morts soldats ; la seconde 50 % ; depuis 1945, la proportion s'est inversée, 80 % des victimes meurent sans uniforme. Femmes et enfants deviennent des cibles privilégiées et non plus, comme jadis, butins ou sacrifiés marginaux. L'Europe, des décennies durant, ignora pareille mise en agonie massive des populations. Milosevic réintroduit sur notre continent la guerre contre les civils.
Un conflit éclate, une citation tombe : La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. On l'entend généralement à contre-sens : le militaire n'étant qu'un moyen au service d'une fin, mieux vaut débattre que combattre, passons illico à la table de négociations. Chaque affrontement ainsi naïvement réduit à un regrettable malentendu, notre élite a promené la fine équipe des purificateurs entre palaces helvétiques et cinq-étoiles new-yorkais, l'abreuvant de sermons et d'espérances sonnantes. Rien n'y fit. L'Ubu postcommuniste a continué sa politique par des batailles infâmes, offrant une version moins idyllique de la sentence du général prussien, certes pacifique mais pas pacifiste. Quitte à évoquer Clausewitz, rappelons plutôt qu'il définit la guerre comme un duel de volontés . Les frappes de l'OTAN manifestent la volonté occidentale, la dépopulation criminelle du Kosovo dévoile la volonté de l'état-major serbe. Cette guerre est la continuation de la lutte entre deux politiques, l'une dém
ocratique, fondée sur le refus du crime de masse, l'autre totalitaire, qui s'en repaît.
Gare aux démissions diplomatiquement habillées ! Une partition du Kosovo léserait les habitants non serbes (90 %) qui ont subi le pire déni d'humanité infligé à un peuple européen depuis la mort de Staline. Une troupe d' interposition , de casques bleus sous-outillés et mal commandés, réitérerait la tragédie bosniaque qui ne se souvient de la légion hissant un caleçon au manche d'un balai en guise de drapeau blanc ? Brûlant les identités, détruisant l'état civil et la mémoire d'un peuple, l'autorité de Belgrade a perdu tout droit de régir le Kosovo.
Les frappes aériennes se sont pas sans effets : les Belgradois ne dansent plus dans la rue tandis que leurs pairs en uniformes déportent, pillent, violent et tuent. Belgrade sait que l'Alliance peut accroître sa pression, encadrer et armer l'UCK, lancer ses troupes d'élite aéroportées, soumettant les massacreurs aux imprévus d'une guérilla électronique. Le très peu exalté Economist et le toujours critique Institut d'études stratégiques de Londres s'accordent sur ce programme avec TonyBlair. Milosevic ruse, preuve qu'il déchante. Duel de volontés : les démocraties sauront-elles ne pas fléchir ? Elles montrent souvent plus de principes que de résolution. Autant que la prohibition de l'inceste le complexe d'Oedipe , la prohibition d'une violence sans limite et folle au point de tourner au suicide le complexe d'Ajax, les fureurs d'Arès paraît le défi constitutif de toute collectivité humaine.
Il n'existe pas de civilisation qui n'ait inventé un art de guerre spécifique. Toutes les sociétés ne furent point belliqueuses ou bellicistes. Chacune dut néanmoins, par le dispositif réglé d'un usage limité de la force, contredire l'explosion extérieure, intérieure et intime de notre trop humaine capacité de détruire. A la désolation militaire du civil, barbarie ultime du siècle finissant, les démocraties tentent d'opposer une stratégie antimassacre, sorte de cran d'arrêt à l'extension universelle et, en l'occurrence, européenne du crime. Je ne commente pas ici quelque jeu vidéo dont la règle exigerait de maximiser les dégâts matériels en minimisant les pertes humaines, auquel cas la plus morale façon de jouer serait de s'abstenir. A une guerre contre les civils qui besogne, cruelle, depuis dix ans, je constate que s'oppose enfin une guerre antiforces, grevée certes de trop évidents tâtonnements, retards et faiblesses. J'ignore, nous ignorons l'issue de ce travail dans l'incertain que constitue tout engage
ment militaire. Mais je sais qui juge. C'est, en dernière instance, le rescapé kosovar. Il votera, au vu et au su de tous, avec ses pieds, après avoir pesé, dans la boue et l'extrême solitude, le pour et le contre, sa et notre victoire, ou notre et sa défaite. Oui ou non, les bourreaux auront-ils été boutés hors de son pays ? Oui ou non, sera-t-il noué par un deuil définitif ou rentrera-t-il chez lui ?
André Glucksmann est philosophe et écrivain.