LA JUSTICE CONTRE LA PAIX?
par Aurélien J. Colson
Le Monde, 1er juin 1999
CONTRE - PRODUCTIVE serait la mise en accusation, en ex-Yougoslavie, de criminels de guerre présumés. Cette appréciation était déjà celle d'Evgueni Primakov, ministre russe des affaires étrangères, au lendemain de l'inculpation, le 25juillet 1995, de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Cette appréciation a été reprise telle quelle, le 26mai, par le représentant de la Russie à l'ONU, alors que le TPIY s'apprêtait à confirmer la mise en accusation, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, de Slobodan Milosevic et de quatre autres hauts dirigeants.
Hier, à propos de la Bosnie, comme aujourd'hui du Kosovo, ces diplomates expriment un malaise dont ils n'ont pas l'apanage au sein de leur communauté, engagée dans un difficile processus de négociations pour ramener la paix dans les Balkans, tandis que le Kosovo, victime d'une politique planifiée de déportation, continue de se vider de sa population.
Car comment continuer à négocier si l'interlocuteur principal -Slobodan Milosevic- comme celui qui aurait pu se substituer à lui -le président serbe Milan Milutinovic- sont subitement devenus des parias? L'acte d'accusation signé par le procureur Louise Arbour ne vient pas comme une surprise. Il constitue un développement logique, annoncé, attendu, de l'activité entreprise par le tribunal en 1993. Son premier président, Antonio Cassese, avait d'emblée prévenu: le TPIY se concentrerait sur les organisateurs des crimes, en commençant par la base, des exécutants vers les dirigeants. Le procureur adjoint Blewitt avait confirmé vouloir reconstruire la pyramide des responsabilités jusqu'au sommet. Sommet auquel, dès 1993, le secrétaire d'Etat américain avait prêté un nom: Slobodan Milosevic, criminel de guerre présumé.
On ne peut donc s'étonner de voir une institution accomplir ce pour quoi elle a été créée et remplir les engagements qu'elle avait publiquement pris. Reste la question de la contre-productivité. Si, à court terme, ces inculpations peuvent compliquer la tâche des négociateurs, il n'en reste pas moins qu'elles sont, sur le long terme, indispensables à une paix durable dans les Balkans.
Au cours des prochaines semaines, certes, il est vraisemblable que la mise en accusation des principaux dirigeants serbes et yougoslaves va rendre plus délicate la négociation d'un accord. En l'espèce, les arguments sont les mêmes que ceux invoqués il y a six ans pour freiner la création du TPIY.
L'idée générale a le mérite de la simplicité: on fait la paix précisément avec les personnes avec lesquelles on a fait la guerre. La négociation puis la mise en oeuvre d'un accord de paix requièrent la participation des dirigeants civils et militaires du camp adverse -quand bien même leurs mains seraient maculées de sang.
Dès lors, craignent certains, l'activité du TPIY en général et sa dernière décision en particulier ne pourraient que prolonger la crise au Kosovo. On prête aux suspects concernés assez de rationalité pour ne pas précipiter leur signature au bas d'un accord qui pourrait signifier leur renvoi dans le box des accusés à LaHaye. Qui plus est, ils auraient même intérêt, afin de faire disparaître les survivants qui pourraient se muer en témoins à charge, à radicaliser le conflit, repoussant l'horreur au-delà des limites actuelles, déjà éloignées.
Ces arguments dessinent une logique qui accorde la priorité au rétablissement de l'ordre, misant à bon compte sur l'oubli volontaire des atrocités et l'espoir que les survivants auront le bon goût de pardonner à leurs bourreaux. La paix à tout prix, en quelque sorte. Même une paix factice, mélange instable de cessez-le-feu -faits pour être rompus-, de répit accordé aux miliciens -aussitôt mis à profit- et d'absolution accordée aux tortionnaires -source assurée, chez leurs victimes, de ressentiment et de vengeance. La Yougoslavie a déjà connu ces moments qui n'ont de paix que le nom. Ils sont brefs.
Or l'objectif poursuivi par la communauté internationale depuis près de neuf années est de construire, pour l'ex-Yougoslavie, une paix durable. Dans cette perspective, qui va bien au-delà des prochaines semaines, le TPIY n'est pas contre-productif. Il est indispensable. L'inculpation de M.Milosevic était indispensable. Aux victimes, tout d'abord. A elles de juger si la mise en accusation de leurs bourreaux est contre-productive. Le TPIY est la seule justice dont disposent les victimes de la purification ethnique -des exécutions sommaires, des viols, des tortures, des mutilations, des déportations. Une justice qui, si elle défaillait, si elle laissait le crime impuni, ouvrirait la voie à un nouveau cycle de violences.
Indispensable à toute l'ex-Yougoslavie, ensuite. Tant que n'auront pas été désignés, jugés et punis ceux qui détiennent la responsabilité suprême des massacres, c'est l'ensemble de la nation serbe qui, aux yeux de ses voisins, souffrira d'un opprobre collectif. Seul le TPIY peut faire en sorte que le châtiment de quelques-uns serve la réconciliation du plus grand nombre.
Indispensable au système international, enfin. Les frappes aériennes se font au nom du droit international et du respect de la personne humaine. C'est en vertu de ces mêmes valeurs que Slobodan Milosevic et alii ont été mis en accusation. Diversité des moyens, mais unité des fins. Par ce précédent spectaculaire, le TPIY fait oeuvre de dissuasion. Il rappellequ'aux règles internationales sont attachées des sanctions. Et que lorsqu'il s'agit du viol de la conscience humaine, nul n'est à l'abri de ses titres ou de ses frontières. Si le tribunal ne pouvait achever l'oeuvre entreprise, alors les tyrans sauraient que la barbarie paie. Et leurs victimes, qu'elles sont seules.
Six années après sa création, le TPIY s'est érigé en acteur à part entière. Oubliées, les années où il travaillait dans l'indifférence d'une communauté internationale qui l'avait créé -un peu- pour soigner sa mauvaise conscience. Oublié le temps où, lorsque les enquêteurs du TPIY commençaient, sous le feu des snipers, à exhumer les corps de fosses communes de Bosnie, le commandant de l'IFOR déclarait: L'OTAN ne protégera pas -je répète- ne protégera pas de façon spécifique les équipes examinant ces sites. Au point que l'ancien procureur, Richard Goldstone, lâchait au printemps 1996: Si la justice internationale doit être jetée aux orties lorsque la Realpolitik le demande, alors il serait préférable d'abandonner et de laisser les victimes chercher vengeance à leur manière.
Par les dernières inculpations, le TPIY s'est imposé. Lourde reste sa tâche. Il s'agit de montrer qu'il n'y a pas de paix durable sans justice. Qu'une justice indépendante des Etats est possible, ouvrant la voie à la future Cour pénale internationale. Que la justice sert la paix. Car juger, c'est rétablir la paix entre les hommes.
Aurélien J.Colson est maître de conférences à l'Ecole nationale d'administration.