SUR LES TRACES DES PRISONNIERS KOSOVARS
Introuvables, des milliers d'Albanais sont détenus en Serbie.
Par MARC SEMO
Libération, le jeudi 8 juillet 1999
Il porte toujours avec lui une chemise de carton gris avec quelques lettres en cyrilliques, écrites par un avocat serbe, payées à prix d'or, et une photo de son fils Shefri. Ce dossier, Rizah Fazliu l'avait pris dans sa fuite vers la Macédoine. Il l'a rapporté avec lui, il le montre maintenant à qui daigne y jeter un oil, en quête de la moindre information sur son sort. Visage tanné par le soleil, il est là chaque matin dans la petite foule qui assiège la maison en briques au centre de Pristina où le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) a installé son agence de recherche. La seule chose que je sais de mon fils, c'est qu'il est toujours vivant et dans une prison de Serbie, assure le vieil homme qui profite des téléphones gratuits destinés au regroupement des familles pour appeler à Sremska Mitrovica, Likovac, Zajecar ou Pozurevac, des établissements carcéraux qui jamais ne répondent.
Otages de fait.
Entre trois mille et cinq mille Albanais, peut-être même plus, sont actuellement prisonniers en Serbie, où ils ont été transférés parfois dans les tous derniers jours du conflit. Leur cas représente un véritable casse-tête juridique. Ils ne sont pas des prisonniers de guerre et rien n'est prévu dans les accords de paix à leur sujet. Otages de fait de Belgrade, ils n'en sont pas moins ressortissants d'une Yougoslavie dont la souveraineté formelle sur le Kosovo a été réaffirmée par l'ONU. Le CICR affirme avoir réussi à identifier 481 de ces détenus et espère obtenir leur libération. Un premier groupe de 166 personnes avaient déjà été relâchées le 25 juin dernier - toutes avaient été arrêtées au hasard dans les dernières semaines du conflit.
A l'ombre d'un pin, Faruk Kabahi, 19 ans, vend des bouteilles d'essence de marché noir devant la station-service dévastée de son village de Djirakovc, près de Peja (en serbe : Pec), à l'ouest du Kosovo. Il vivote comme ça depuis sa libération en attendant de reprendre les cours au lycée. Il a 20 kg en moins, le crâne rasé, le bras droit paralysé par les coups et dans les yeux, encore la prison : La faim, c'était pire encore que les tabassages. Pour Faruk, tout a basculé le 7 mai, quand, après six semaines d'errance, il est arrêté par des policiers et des paramilitaires. Scénario habituel, les hommes en âge de porter les armes sont séparés des femmes : Nous étions 84, ils nous ont entassés dans une ancienne boutique et nous étions convaincus qu'ils allaient nous tuer. Pendant deux jours, miliciens et policiers les ont passés à tabac avant de les ramener à leur village, dans un hangar. Là, ils sont de nouveau battus par des policiers, mais aussi par des voisins serbes dont certains avaient amené leurs enfants
pour qu'ils voient comment il faut traiter les Albanais. Ensuite, un homme en civil, les a interrogés sommairement. On devait signer un papier aux Serbesqu'on n'avait même pas le temps de lire. De là, ils ont tous été transférés à la prison de Peja, accueillis par une double rangée de gardiens qui les tabassent à nouveau. On était à 12 dans une petite cellule pendant un mois et après chaque bombardement dans la zone les coups redoublaient. Une nuit, il entend de longues rafales et des tirs en l'air. A l'aube, on les embarque tous dans des autobus qui foncent vers le nord.
Droits communs.
Quelque 17 heures de route, menottés deux par deux et battus copieusement. C'est seulement une fois arrivés en Serbie, dans la prison de Leskovac, qu'ils apprennent que Belgrade accepte les conditions des Occidentaux et que bientôt la guerre sera terminée. Mais pas pour eux. De nouveau, copieux tabassages, et même des détenus de droit commun serbes s'y sont mis. Ensuite, leur groupe est dispersé dans différents établissements. Faruk part pour la prison de Zajecar, près de la frontière bulgare. Là, il apprend qu'il va être libéré, mais 15 de ses compagnons y sont toujours, comme plusieurs milliers de prisonniers albanais incarcérés pendant la guerre ou avant.
Rafles.
Le vieux Rizah Fazliu et son fils Shefri, conducteurs de car, avaient été arrêtés ensemble le 11 janvier dernier par des policiers à un barrage près de l'aéroport de Pristina. Ils avaient fait descendre tout le monde. Ils nous ont pris à quatre, puis nous ont relâchés au bout de quelques jours, mais ont gardé mon fils, raconte Rizah. Etaient-ils suspects parce qu'ils circulaient de village en village, y compris dans les zones libérées de l'UCK, l'armée de libération du Kosovo ? Il suffisait de pas grand-chose alors pour être arrêté et rejoindre les quelque 1 800 Albanais, qui étaient incarcérés pour activité nationaliste ou soutien au terrorisme. Dès les premières frappes, les détenus, simples anonymes et personnalités comme le docteur Flora Brovina, poétesse et militante des droits de l'homme, ou l'intellectuel nationaliste Ukshin Hoti, ont été tous emmenés hors du Kosovo. Belgrade voulait faire de la place dans les prisons locales. Mais très rapidement, elles étaient à nouveau bondées par des militants con
nus, dont Albin Kurti, leader du mouvement étudiant de 1997 à Pristina, ou le plus souvent par des villageois et des citadins appréhendés dans des rafles, comme le 19 mai à Pristina, dans le quartier Bregue Diellit. 500 personnes ont été prises en quelques heures, témoigne Skender Hyseni, chef de cabinet d'Ibrahim Rugova, le leader des Albanais modérés, resté caché pendant deux mois au chef-lieu du Kosovo. Il sait seulement que son beau-frère Arsin Hasani, arrêté alors, serait aujourd'hui dans la prison serbe de Sremska Mitrovica. Dans la seule ville de Djakovo, 1 200 personnes ont ainsi disparu, renchérit Fazli Belaj, avocat et militant des droits de l'homme qui voient dans cet enlèvement des détenus vers la Serbie, une volonté de chantage politique de Belgrade.
Désirs de vengeance.
L'information est toujours donnée au compte-gouttes. Une liste de 2 081 noms de prisonniers élaborée par le ministère de la Justice serbe est en main de quelques avocats serbes restés à Pristina. Est-elle authentique, nul ne le sait. Mais certainesfamilles payent plus de 500 DM (1 800 francs) pour obtenir une précision sur un lieu de détention qui n'est pas nécessairement fiable. D'autres préfèrent s'arranger directement par fax avec des amis à Belgrade pour grappiller quelques bribes de nouvelles. Ni l'ONU ni le CICR n'ont de moyens de pression directs sur les autorités serbes et celles-ci ne se privent pas de rappeler que ces détenus ont tous été condamnés au titre des lois en vigueur. Alors, au fil des jours, la rumeur s'enfle. Le nombre des prisonniers augmente. On parle même maintenant de 8 000 personnes. Ces 8 000 disparus ne sont bien sûr pas tous détenus en Serbie, mais les familles s'accrochent envers et contre tout à cet ultime espoir. L'absence de liste crédible nourrit encore un peu plus cet espo
ir de pouvoir revoir un mari, un frère ou un fils. Et en même temps des désirs de vengeance. Certains parlent de prendre au hasard des Serbes en otage pour obtenir la libération de ceux qui sont entre les mains de Belgrade....