Les prisonniers kosovars en Serbie, oubliés de la diplomatie
par Dina Petrovic
Le Monde, vendredi 27 août 1999
Ils sont 1 925, selon une liste dressée par l'équipe du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) basée à Belgrade, qui a rendu visite à chacun de ces détenus de juillet à début août pour les recenser et évaluer leurs besoins. Ils sont albanais du Kosovo, enfermés dans des prisons de Serbie. Leur sort est bien incertain, car aucun texte international, aucun accord conclu par la Yougoslavie à la fin de la guerre du Kosovo ne les mentionnent. Ils ont été arrêtés au Kosovo, avant ou pendant les bombardements, pour des motifs variés, détention d'armes , collusion avec des terroristes ..., d'autres entrant dans la catégorie des détenus de droit commun. Nombre d'entre eux ont été transférés en Serbie peu de temps avant le retrait des troupes yougoslaves du Kosovo. Ils sont aujourd'hui répartis dans une douzaine d'établissements pénitentiaires de Serbie. Les plus importants sont situés dans les villes de Pozarevac et Nis.
Certains prisonniers sont en attente de jugement, d'autres sous enquête, d'autres encore ont déjà été condamnés à des peines de plusieurs années de prison. La diplomatie occidentale les a oubliés. Les questions d'échange de prisonniers du Kosovo n'ont été soulevées dans aucun document : ni dans la résolution 1 244 du Conseil de sécurité de l'ONU ouvrant la voie à la fin des bombardements contre la Yougoslavie, ni dans les accords militaires signés en juin à Kumanovo (Macédoine) entre les Yougoslaves et l'OTAN. Le CICR regrette qu'il n'y ait eu dans ces textes aucune mention des prisonniers , déclare M. Dufour.
HYPOTHÉTIQUES NÉGOCIATIONS
Le texte discuté à Rambouillet prévoyait certes que, après vingt et un jours, les parties (Serbes et Kosovars) libéreront et transféreront, en accord avec les normes humanitaires internationales, toutes les personnes détenues dans le cadre du conflit . Mais cette formulation, à laquelle des responsables de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) font aujourd'hui référence, n'a pas été reprise dans des documents ultérieurs, signés par les Yougoslaves. Le sort des détenus est ainsi renvoyé à d'hypothétiques négociations entre la Yougoslavie et l'ONU sur toute une série de questions restées en suspens au Kosovo. Celles-ci vont des problèmes de propriété d'immeubles au système fiscal, en passant par le code pénal en vigueur, le contrôle de frontières, le déploiement de policiers, la sécurité des lieux de culte, etc. L' arme de Belgrade, dans ces échanges, sera le principe proclamé de souveraineté yougoslave sur la province. Le devenir des quelque 250 Serbes captifs aux mains de l'UCK au Kosovo, selon Belgrade,
pourrait aussi entrer en ligne de compte. A Belgrade, il paraît peu probable qu'une loi d'amnistie puisse intervenir pour les prisonniers albanais. Le Parlement serait peu tenté d'en voter une à l'heure où des élections anticipées sont envisagées. Et puis - pourront toujoursarguer les autorités -, puisqu'il s'agirait de libérer des Albanais et non des Serbes, une telle amnistie ne reviendrait-elle pas à établir une discrimination ethnique entre les détenus ? Reste un autre espoir, mince : celui d'une grâce présidentielle... Les détenus kosovars en Serbie ont, en principe, le droit de recevoir des visites, mais rares sont les familles à avoir osé entreprendre le difficile voyage vers une ville de Serbie pour se rendre auprès d'un proche en prison. La plupart des détenus n'ont pas vu de famille ni d'amis depuis des mois. Les conditions de détention, ont indiqué d'anciens prisonniers kosovars libérés fin juin, seraient toutefois relativement meilleures en Serbie - où régnerait dans les établissements pénitent
iaires une sorte de rigueur légaliste, avec des règlements tatillons - qu'au Kosovo pendant la guerre.
La semaine dernière, cependant, les dépouilles de deux détenus morts en détention ont été transférées de Serbie vers leurs familles au Kosovo. L'un était originaire de Gnjilane, l'autre de la région de Pristina. Le CICR a payé pour le transport des corps par une entreprise de pompes funèbres. Aucun détail n'est fourni par le CICR sur la cause de ces décès. Par ailleurs, une prisonnière, Flora Brovina, détenue à Pozarevac en attente de jugement, serait, selon sa famille, dans un piètre état physique. Cette pédiatre et militante des droits de l'homme avait été arrêtée par les forces spéciales serbes à Pristina, fin avril, devant son domicile. Des représentants d'organisations non gouvernementales soulignent que la question des prisonniers soulève celle, plus dramatique encore , des disparus au Kosovo. Bien des familles ont appris avec soulagement que leur fils avait été localisé dans une prison de Serbie : il avait au moins échappé à l'exécution sommaire ! Sur une liste de mille noms de personnes disparues,
récemment établie pour la seule ville de Djakovica, au total deux cents des personnes citées ont été retrouvées dans des prisons serbes. Il faudra du temps, dit un connaisseur du dossier, des mois de recherches, de recoupements d'informations, d'identifications de cadavres et de fouilles de fosses communes, il faudra des mois de travail pour déterminer le nombre exact de disparus au Kosovo.
Il reste que la question des prisonniers a fait l'objet d'un étrange oubli de la part des diplomates. Lors de la négociation des accords de Dayton sur la Bosnie, cela n'avait pas été le cas. Ces textes prévoyaient un recensement et un échange, sous l'égide du CICR, des prisonniers serbes, croates et musulmans. Ils comportaient aussi une clause où les parties s'engageaient à coopérer pour résoudre la question des disparus - idée également absente des accords sur le Kosovo.