DEMOCRATIE PIPEE EN GEORGIE
Par Bastien François, Christine Guionnet et Pierre Mathiot
Libération, le 15 octobre 1999
Malgré la Constitution, la fraude du pouvoir central, tenu par le président Chevardnadze, est omniprésente dans la campagne pour les législatives du 31 octobre.
Bastien François, Christine Guionnet et Pierre Mathiot, politologues, sont respectivement professeur à l'université Paris-I-Sorbonne, maître de conférences à l'université Rennes-I et professeur à l'université Lille-II.
L'attention de l'opinion publique occidentale est fréquemment attirée sur les agissements délictueux des élites politiques de l'ex-URSS. Tout se passe comme si la mafia l'avait emporté sur la démocratie dans les Etats issus de la décomposition soviétique. Dans ce contexte, l'écho des détournements de fonds relègue au second plan les conditions pratiques de la démocratie dans ces pays à l'économie exsangue. Or, seule une réelle démocratisation peut sans doute mettre un terme au détournement des ressources publiques par les bandes organisées qui occupent le pouvoir politique, et rétablir ainsi les conditions du développement économique. Animés de cette conviction, nous nous sommes rendus en Géorgie, à l'invitation de l'opposition parlementaire au président Chevardnadze, dirigée par Aslan Abashidze. Nous avons pu mesurer sur place les conditions dans lesquelles se déroulait la campagne pour les élections législatives prévues le 31 octobre prochain. Conscients des risques de manipulation qu'implique cette situat
ion, nous souhaitons rapporter le plus objectivement possible ce qu'il nous a été donné de voir. La Géorgie dispose depuis quelques années de règles constitutionnelles et électorales qui organisent la compétition démocratique et garantissent, sur le papier, la libre expression des opinions et la représentation de l'opposition. Comme l'ont montré les précédents scrutins de 1995 et 1998, il existe une distance entre les textes et la pratique. La fraude électorale est massivement pratiquée : falsification des listes électorales, vote de faux électeurs, substitution de bulletins (2 millions de bulletins supplémentaires ont été imprimés à l'étranger par le pouvoir), manipulation de la répartition géographique du vote des militaires ainsi que des géorgiens immigrés (ils sont 1 million pour une population totale de 4 millions), modification ex post des résultats électoraux par des commissions électorales composées en large majorité de représentants du pouvoir central, voire annulation des scrutins défavorables au g
ouvernement. A ces pratiques frauduleuses s'ajoutent des pressions de toute nature. La campagne électorale se déroule dans un climat très tendu. Les responsables et les candidats de l'opposition sont intimidés »physiquement afin qu'ils cessent de faire campagne. Cela est particulièrement vrai dans les petites communes. Nous avons ainsi rencontré, près de Koutaïssi, la deuxième ville du pays), un chef local de l'opposition dont la maison avait été mitraillée. De telles actions sont souvent le fait de petits voyous qui, selon l'opposition, ont été libérés de prison afin de fomenter des troubles. Mais ces pratiques sont aussi le fait de la police. Nous avons été ainsi témoins d'interventions policières musclées destinées à interrompre un meeting électoral de l'opposition. De façon plus générale, un Occidental ne peut qu'être surpris de l'usage banalisé des armes à feu (nous-mêmes n'avons pu circuler qu'accompagnés de gardes du corps armés). Des pressions plus insidieuses s'exercent sur les électeurs : »mal vot
er c'est ne plus toucher sa retraite et »bien voter c'est être payé tout de suite et toucher en sus les retards; s'opposer lorsqu'on est fonctionnaire, c'est courir le risque de la radiation alors même que les emplois publics sont presque les seuls qui restent dans un pays où le taux de chômage atteint plus de 80 %. A ces pressions s'ajoute le contrôle presque total des médias nationaux (presse, radio et télévision) et des moyens de propagande électorale par le pouvoir central (la république autonome d'Adjarie constituant une exception partielle). Une telle situation favorise la manipulation de l'information et la diffusion de rumeurs auxquelles l'opposition n'est pas en mesure de répondre. Elle permet d'agiter la menace d'un nouveau conflit armé en cas de victoire de l'opposition, dans un pays qui a déjà souffert, au début des années 90, d'une guerre civile ayant fait 30 000 morts et 300 000 réfugiés et dont l'unité territoriale reste très fragile. L'indistinction des sphères économique et politique, des
finances publiques et privées, la confusion des clientèles sociales et politiques, la quasi-inexistence de véritables programmes politiques, conjuguées à ces pratiques électorales, dessinent aux yeux de l'observateur un paysage très archaïque. Pourtant, paradoxalement, il serait abusif de penser la courte expérience démocratique géorgienne à l'aune de la lente et laborieuse construction de la démocratie en Occident. Les Géorgiens disposent déjà d'une culture politique par certains aspects véritablement moderne. Outre le fait qu'ils font montre de véritables savoir-faire démocratiques, et disposent de techniques électorales sophistiquées »importées de l'Occident, nos interlocuteurs se sont avérés conscients des imperfections et des insuffisances de leur système politique. C'est dire combien nous pourrions facilement, et à moindre coût, les aider à parfaire leur apprentissage de la démocratie. Mais il faudrait pour cela rompre avec une certaine Realpolitik. Au fond, nous sommes un peu comme des pompiers qui,
affrontés à des dizaines d'incendies, faisons des choix entre ce qu'il faut dénoncer et ce que l'on peut tolérer. Et la Géorgie figure sans doute dans la catégorie des pays dont on ne veut pas s'intéresser au prétexte que la situation politique y est moins spectaculairement dramatique que dans d'autres zones du Caucase. Mais, a-t-on le droit de trahir l'espoir que la population géorgienne place en nous, garants à leurs yeux de la démocratie?.