LA GUERRE QUE LA CHINE PREPARE
Les dirigeants chinois, plus que jamais, se sentent encerclés et veulent abattre l'ordre mondial actuel ... sans en avoir les moyens
par Laurent Murawiec
Libération, le 19 octobre 1999
Violence du sentiment xénophobe et manifestations anti-occidentales outrancières à Pékin après la destruction partielle de l'ambassade de Chine à Belgrade; intimidations, manoeuvres militaires et menaces à l'égard de Taiwan; coups de main et jeux de vilains envers les autres puissances riveraines en mer de Chine du Sud; menace d'utiliser la bombe à neutrons contre les forces américaines, brandie par la presse du régime et certains militaires la politique extérieure chinoise récente est empreinte d'agressivité. Ces dernières années, la Chine recherchait une certaine respectabilité internationale. Elle évitait de jeter de l'huile sur le feu en Corée, elle maintenait la parité du yuan pour ne pas déstabiliser l'économie régionale en crise et faisait montre d'une relative retenue à Hong-kong. En dépit d'entorses çà et là, le principe défini par Deng Xiaoping - acquérir le répit stratégique nécessaire au développement économique était plutôt respecté. C'en est fini. Quant à la problématique de la politique intéri
eure chinoise, elle se résume en quelques mots: la quadrature du cercle. Au lieu de l'Etat prestataire de services (infrastructures, régulation, etc.) dont la Chine aurait besoin, c'est un Etat répressif qui perdure. Le choix d'un Etat »utile sonnerait le glas du régime. Dans l'économie, il faut démanteler et raser le secteur industriel d'Etat, énorme trou noir qui engloutit les ressources nationales; mais, pour ce faire, il faudrait investir, créer un système de sécurité sociale, renoncer définitivement à ce que l'industrie serve d'instrument de contrôle social, pour n'être que productrice de biens et de profits: là encore, ce serait un suicide politique. Suicide ou effondrement, le choix est déplaisant.
Le régime est condamné à louvoyer, après avoir longtemps cru qu'il pourrait surfer sur la vague des apports étrangers qui noient les problèmes dans un océan de liquidités: ce fut l'option réformatrice représentée par Zhu Rongji. La crise asiatique, la déception des investisseurs étrangers devant l'absence de profits, l'attrait d'autres placements, l'instabilité politique sous-jacente ont mis un terme à cette époque. Première puissance démographique mondiale, la Chine s'enracine dans une tradition où les pouvoirs qui règnent sur le reste du monde n'ont aucune légitimité. la souveraineté ne peut se diviser, »un seul Empereur sous un seul Ciel , comme le voulaient les conquérants mongols. Le mandat du Ciel est indivisible et confié à celui qui gouverne l'empire du Milieu. Les autres pays sont des vassaux tributaires ou, en toute rigueur, ils devraient l'être. A l'intérieur de la Chine, le pouvoir ne se divise pas, et quiconque veut le »diviser (Taïwanais, Tibétains, dissidents, ou quiconque conteste l'autorité
sans partage des mandarins au pouvoir) est par nature un criminel, quels que soient ses gestes et ses idées; il est de même indivisible au-dehors. Or l'ordre mondial a été édifié et a évolué sans la Chine. Inscrite en 1648 dans les traités de Westphalie, la coexistence entre souverainetés égales en droit, même si le principe en est souvent malmené dans les faits, en est la pierre angulaire. Communiste ou pas, la culture politique chinoise a les plus grandes difficultés à comprendre et à s'assimiler ce principe. A l'ère moderne, la Chine, absente des négociations de Versailles en 1919 (sa cynique spoliation par les Alliés vainqueurs souleva une vague fondatrice de nationalisme moderne), était certes présente à San Francisco en 1945 à la fondation de l'ONU, mais hors d'état d'influencer le reste du monde. L'équipée maoïste l'en retrancha durablement. Réunifiée pour l'essentiel, reconnue, largement reconstruite, en essor depuis vingt ans, la Chine exige non seulement de figurer parmi les grands, de jouer un rô
le de leadership dans les affaires mondiales, ce que justifient sa taille et sa force, mais encore d'être reconnue comme l'hégémon de l'Asie, ce qui exige l'expulsion des Etats-Unis de la sphère asiatique, et la vassalisation de voisins, Japon, Corée, Asean, qui n'en veulent à aucun prix.
La Chine ne peut atteindre ses objectifs extérieurs qu'en abattant l'ordre mondial actuel. Elle n'en est pour l'instant pas capable. Une quadrature du cercle définit donc sa politique étrangère autant que sa politique intérieure. Il est difficile d'accumuler plus de tensions explosives en un seul endroit aussi crucial. Or les dirigeants chinois se sentent »encerclés (un sentiment que le Kaiser Guillaume 11, Hitler, Staline et les militaristes japonais ont naguère fortement ressenti). L'extension de l'Otan vers l'Est, le »partenariat pour la paix pourtant bien pâle, la crainte de l'essor panturc en Asie centrale et vers les régions musulmanes de l'Ouest chinois, le renforcement des accords militaires nippo-américains et la perspective de déploiement de systèmes antimissiles en Asie du SudEst, qui amoindriraient le poids stratégique de l'arme nucléaire chinoise, le rapprochement indo-américain, les ingérences militaires hors zone qui passent outre à la souveraineté nationale absolue: autant de motifs à la pa
ranoïa traditionnelle des chefs de l'empire du Milieu. Les stratèges et les militaires chinois se préparent. Une nouvelle doctrine militaire nationale de guerre interarmes a été édictée au début de l'année par Jiang Zemin. L'armée chinoise veut désormais mener des guerres locales »dans des conditions modernes . Une grande publicité est faite aux travaux de deux colonels de l'Armée populaire de libération, qui dessinent les contours d'une guerre à la fois non conventionnelle et high-tech contre les Etats-Unis. Les militaires réclament, et obtiennent, des dépenses en hausse considérable, même si les forces chinoises sont loin à la traîne de leurs homologues occidentales. Ce qui compte, c'est la tendance, et ce qui l'anime: la diplomatie américaine d'»engagement constructif avec la Chine est un échec complet, les rapports sino-américains sont au nadir. Ni l'un ni l'autre ont intérêt à dépasser le point de non-retour. Pour l'heure, les trajectoires vont de plus en plus vers des collisions nombreuses.