La Tunisie sous Ben Ali (2) : les appétits d'un clan
Le Monde, le 22 octobre 1999
Deuxième volet de l'enquête de Catherine Simon.
Si la Tunisie connaît une économie florissante grâce au tourisme et à l'agriculture, les pratiques de racket, de corruption et de népotisme pèsent sur le monde des affaires.
L'immense enseigne en plastique jaune surplombe les terrasses de la médina et la plage des pêcheurs. Chez Brauhaus-le-Berbère, la grande brasserie de Hammamet, les touristes allemands vident leurs chopes d'un geste lent. Aux murs, des photos sépia rappellent, sans insister, qu'on est en Tunisie. Wir brauen nach dem Deutschen Reinheitsgebot von 1516 (nous brassons la bière selon la pure tradition allemande depuis 1516), lit-on, en lettres majuscules, à l'entrée de l'établissement.
Les serveurs sont aux anges, les vendeurs de jasmin aussi : les Allemands payent mieux que les Français, répète-t-on à l'envi. Et la saison a été bonne ! A Hammamet, comme à Sousse, à Nabeul, à Djerba ou à Monastir, 1999 a été l'année des records. La crise dans les Balkans et les malheurs de la Turquie ont contribué à ce succès. Mais cela n'explique pas tout. Contrairement au Maroc, où l'industrie touristique est en pleine dépression, la Tunisie a le vent en poupe. Pour la première fois, la barre des 5 millions de touristes a été franchie. L'agriculture, autre grand baromètre de l'économie tunisienne, se tient bien, elle aussi : grâce aux pluies abondantes, quelque 20 millions de quintaux de céréales ont été récoltés cette année. Fera-t-on mieux qu'en 1998 ? Le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) avait dépassé 5 % et les recettes d'exportation atteint 5,7 milliards de dollars. De quoi faire pâlir d'envie bien des pays en développement. Même les plus farouches adversaires du président Ben Ali d
oivent le reconnaître : sur le plan économique, la Tunisie se porte bien.
Le secret de la réussite, c'est de ne pas grossir et, surtout! de rester discret, confie ce patron d'usine de la banlieue de Tunis. L'établissement, qu'il a hérité de son père, jouit d'une tranquille prospérité. Pas de Mercedes dans la cour. Pas de fontaine en marbre dans le hall d'entrée. Mais l'usine marche bien, les carnets de commandes sont pleins. Le nombre d'ouvriers n'a jamais dépassé la centaine. Ils commencent un peu au-dessus du SMIC, à 190 dinars [environ 950 francs] , non comptées les primes. Celui qui finit chef d'atelier grimpe jusqu'à 500 ou 600 dinars [2 500 ou 3 000 francs]. Une usine ordinaire, en somme, comme il y en a des milliers dans le pays. Des posters du syndicat UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) sont scotchés dans les couloirs. Presque tous mes gars sont syndiqués, signale le patron. Cela ne l'émeut guère. Il y a belle lurette que la centrale syndicale a perdu son punch. Au-dessus des machines, des portraits du président Ben Ali naviguent entre des photos de chanteuse
s égyptiennes et les posters des joueurs vedettes de l'équipe tunisienne de football. Une photo de Saddam Hussein jaunit tranquillement dans un coinde l'atelier.
Comme tous les dirigeants de société, celui-ci est tenu de verser son obole au Fonds national de solidarité (FNS), plus connu sous le nom de 26-26 (qui en est le numéro de compte postal). Vu que je n'ai pas une très grosse boîte, la casse est limitée : je m'en sors à 20 000 dinars [100 000 francs] par an, en moyenne. Un peu plus, cette année, à cause des élections..., soupire notre patron, avec une grimace résignée. Le 26-26, sorte de super-cagnotte sociale, destinée à aider les régions déshéritées - les fameuses zones d'ombre -, est l'une des spécialités les plus populaires de Tunisie. Grâce au 26-26, des dizaines de hameaux ont reçu l'électricité, l'eau potable, ont pu construire une école, une route, un dispensaire. Détail insigne: n'étant pas budgétisé, le FNS, directement géré par le chef de l'Etat, échappe à tout contrôle. Tout le monde, ou presque, y trouve son compte, commente un universitaire. Les pauvres, évidemment, qui n'iront pas, comme au Maroc ou en Algérie, se tourner vers les islamistes ; et
le président, bien sûr : il y gagne en prestige, en popularité - et il y gagne tout court. Dans les milieux d'affaires, on estime à 40 millions de dinars (200 millions de francs) le montant des sommes ainsi collectées, chaque année, via le 26-26. Sur ce total, précise-t-on de même source, environ 38 millions de dinars proviennent du cercle, relativement fermé, des très gros hommes d'affaires.
Notre patron ne fait pas partie de cette galaxie huppée. Il doit bien, comme tout le monde, graisser une patte, ici ou là. Mais dans des proportions minimes : Bien sûr, il y a le commissaire de police et l'employé du ministère des finances, à qui je donne régulièrement un petit cadeau, mais, l'un dans l'autre, ça ne va pas chercher très loin. Comme il le dit lui-même, ces cadeaux-là font presque partie du travail. C'est la petite goutte d'huile qui permet aux rouages de tourner. Rien à voir, s'indigne-t-il, avec ces VRP du racket qui sont venus le voir, l'autre jour. C'était des gars de l'EST (Espérance sportive de Tunis, club de football que préside Slim Chiboub, l'un des gendres du chef de l'Etat). Ils voulaient que j'achète un encart publicitaire dans leur journal. Je leur ai dit bien poliment que je n'avais pas besoin de publicité. A 9 000 dinars [45 000 francs] le quart de page, tu parles si j'en ai besoin ! s'exclame notre homme, offusqué. Heureusement pour moi, ils n'ont pas insisté.
Est-ce question de degré ou de nature ? La gourmandise de la famille, comme on désigne, de manière elliptique, la parentèle du président, serait-elle devenue trop visible, donc gênante ? Ou bien l'économie tunisienne, à force de corruption, de clientélisme forcené et d'OPA douteuses, subit-elle ce que certains, à Tunis, dénoncent déjà comme un transfert, une mutation, qui verrait les nouveaux riches prendre la place des entrepreneurs ?
Au début des années 90, les tribulations de Habib Ben Ali, dit Moncef, frère du chef de l'Etat, impliqué dans ce qu'on a appelé, en France, la couscous connection, avaient donné l'alerte. Accusé d'avoir transporté l'argent sale provenant d'un trafic international de drogue, Habib Ben Ali avait été condamné par défaut, le 30 novembre 1992, à dix ans de prison par le tribunal correctionnel de Paris. Le doute, soudain, était jeté : il y avait quelque chose de pourri au pays de la révolution du jasmin. Les protestations du président tunisien, dénonçant lesaffabulations de ceux qui exploitent toutes les occasions pour salir la réputation du pays, n'avaient pas contribué à calmer les esprits.
En réalité, c'est dans ces années-là que les choses se sont accélérées, note un observateur. Une fois ouverte la boîte de Pandore, la lutte entre les clans de prédateurs est devenue si intense, si sauvage que certains d'entre eux, s'estimant lésés ou menacés, n'hésitent plus désormais à lâcher le morceau et à rendre public ce qui relevait, jusque-là, des secrets du palais. C'est ainsi qu'il y a deux ans a circulé, sous le manteau, un pamphlet édifiant sur les familles qui pillent la Tunisie. Cet opuscule anonyme décrit dans le détail, les méfaits supposés des proches parents du chef de l'Etat, de Slim Chiboub (époux de la seconde fille de M. Ben Ali) à Slim Zarrouk (époux de sa fille aînée), sans oublier la famille Trabelsi, du nom de la seconde épouse de M. Ben Ali, Leïla Trabelsi, dont les onze frères et soeurs formeraient une tribu particulièrement agressive et vorace.
Ces gens-là ne mangent pas, ils dévorent !, confirme un expert en économie. On a découvert les mises de marché à une seule offre - approuvées en conseil des ministres. Du jamais vu sous Bourguiba !, ironise un ancien politicien. Les histoires d'hommes d'affaires victimes de ces mauvaises manières sont légion, qui alimentent la fronde et les rancoeurs des salons tunisois. Il y a celle, entre mille, de ce candidat à l'importation de cravates, grillé au poteau par un familier du palais de Carthage. Le type, raconte notre expert, avait acheté des lots de cravates en soie à Taïwan, à 3 dinars la pièce. Il comptait les revendre à 11 ou 12 dinars. A la douane, les fonctionnaires lui avaient dit qu'il aurait 6 500 dinars de droits à verser, les papiers étaient prêts, bref, tout semblait réglé. Mais, quand le transitaire s'est présenté pour retirer les conteneurs, les droits de douane avaient grimpé à 24 000 dinars ! Ce qui s'était passé ? Un de ces requins avait trouvé l'idée juteuse et bloqué le marché. Lui, ses cr
avates en soie, il avait décidé de les vendre 19 dinars la pièce... Ces mésaventures accréditent l'idée que le marché tunisien, progressivement cannibalisé, serait en train de se transformer en une chasse gardée du pouvoir.
Aujourd'hui, quelqu'un qui veut faire des affaires en Tunisie doit s'assurer qu'il n'y a personne de la famille sur le créneau, note, en privé, un diplomate. C'est devenu une des données de base dans les calculs économiques. Est-ce ce qui explique la mollesse des investissements ? En 1998, selon les estimations officielles, l'investissement direct étranger s'était élevé, hors énergie, à 610 millions de dollars - dont 409 millions provenaient de la privatisation de deux cimenteries, rachetées par des Espagnols et des Portugais. Quand on sait ce que va coûter, en termes sociaux et financiers, l'accord de libre-échange avec l'Union européenne, cette faiblesse a de quoi inquiéter, prédit un cadre du secteur bancaire.
Notre patron d'usine de la banlieue de Tunis n'a, pour sa part, qu'une très vague idée de ce qui se trame dans les coulisses du pouvoir et des grosses sociétés. Je ne suis pas quelqu'un d'important, explique-t-il, comme si cet aveu le soulageait. Lui-même a toujours voté pour le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti du président. Pas vraiment par conviction, mais plutôt par sécurité, dit-il. Ce qui nel'empêche pas de connaître les blagues, qui courent dans tout Tunis, brocardant le chef de l'Etat et son entourage. Celle du djinn et de l'autoroute le fait rire aux larmes : Un jour, le président voit apparaître un djinn. Ce dernier lui demande de formuler un voeu qu'il se fait fort, dit-il, d'exaucer. Le président demande alors au djinn de lui construire une autoroute, qui relierait directement son palais de Carthage à son ranch en Argentine. Le djinn, ennuyé, avoue que c'est un voeu très difficile et il suggère au président d'en formuler un autre. Le président hésite, puis il demande au d
jinn de calmer les membres de sa famille. Essaye de les convaincre, dit-il, qu'ils ont assez mangé, explique-leur qu'il vaut mieux qu'ils arrêtent avant que ça ne me retombe sur le nez. Le djinn réfléchit un moment. Puis il lâche : dis-moi, ton autoroute, tu la veux à deux ou quatre voies ? Cet art de la blague assassine, dans lequel les Algériens ont longtemps excellé, connaît, depuis un an ou deux, un boom sans précédent en Tunisie - dont les habitants sont plutôt réputés pour leur modération, leur tolérance et leur respect des conventions. Même les plus doux commencent à en avoir assez, dit un sociologue, qui voit dans cette mode une revanche contre le silence.
La corruption, le népotisme, thèmes publiquement abordés en Algérie et au Maroc, restent complètement tabous ici, relève le sociologue. En fait, ce qui est grave, ce n'est pas que certains s'enrichissent, c'est qu'ils bénéficient, pour ce faire, d'une telle impunité, note un autre universitaire. La Tunisie n'a jamais été un pays rentier, ajoute-t-il. Notre économie s'est bâtie sur deux secteurs essentiels, la culture irriguée et l'artisanat. Cela a formé les esprits : on a une culture du travail, de l'équité, une culture de l'équilibre entre économique et social. Or ces pratiques de corruption, de racket sont en train de miner ce patrimoine, de casser cette dynamique. La solidarité se réduit à de l'assistanat, la culture d'entreprise à une vulgaire course à l'argent. C'est surtout ça qui nous fait peur. Ne dit-on pas qu'une nuit, sur les murs du nouveau palais que le président Ben Ali se fait construire sur la colline de Sidi Bou Saïd, une main insolente avait écrit : 26-26 ?