Khémaïs Chammari: »La culture du parti unique a la vie dure
Propos recueillis à Paris par BAUDOUIN LOOS
Le Soir, le 22 octobre 1999
Khémaïs Chammari a déjà une longue carrière derrière lui: celui qui fut député de l'opposition légale (élu en 1994) et vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme vit désormais depuis trois ans en exil après avoir été pourchassé par le régime. Lauréat du prix Nuremberg 1997 des droits de l'homme, nous l'avons rencontré dans son exil.
* Les spécialistes parlent de dérive sécuritaire en Tunisie. Comment en est-on arrivé là?
En dehors des thuriféraires du régime, les milieux spécialisés ont en effet la certitude qu'on a assisté à une dérive despotique en Tunisie. L'ouverture avait pourtant été réelle en 87-88, puis les choses ont commencé à mal tourner l'année suivante, lors du scrutin de 1989, suivi par une période de confrontation entre le pouvoir et les islamistes puis entre le pouvoir et la Ligue des droits de l'homme, jusqu'au tournant, décisif à mes yeux, de 1995, avec les élections locales qui virent 6 sièges sur 4.090 »attribués à l'opposition! La culture du parti unique a décidément la vie dure en Tunisie. Nous avons une part de responsabilité, nous qui avions fait le pari d'opter pour un »soutien critique au régime pour tenter de limiter la dérive et amorcer un vrai pluralisme.
* Pourquoi une telle obsession sécuritaire, qui s'abat maintenant sur les défenseurs des droits humains?
Ce débat est plus large que le cadre tunisien. Si l'on prend le parti de combattre ses adversaires par des moyens qui transgressent les règles démocratiques que l'on a soi-même édictées, on finit par ne plus se contenter de frapper les premiers visés, mais tous ceux qui s'écartent un tant soit peu de la pensée officielle, dans un inévitable mouvement de tache d'huile...
DECALAGE...
* Mais pourquoi s'entêter, alors, à célébrer ces droits de l'homme bafoués avec zèle?
Après l'éviction de Bourguiba, le nouveau régime a repris l'essentiel du discours sur ce thème de l'opposition, ce qui lui donnait un préjugé favorable au départ. Il en a ensuite fait un élément central de sa propagande, accentuant chaque année le décalage entre le discours officiel sur les droits de l'homme et la pratique quotidienne, au point que les grandes idées en question ont perdu toute crédibilité.
* Ce régime peut tout de même afficher des succès: l'économie, le statut des femmes...
Notre propos n'est sûrement pas d'assombrir le tableau. La relative croissance économique n'est pas niable, mais il faut être vigilant, même pour l'avenir immédiat, notamment en raison des contraintes découlant de l'accord d'association avec l'Union européenne, qui peuvent avoir des retombées sociales. Pour ce qui est des femmes, les acquis, qui sont un legs de l'époque Bourguiba, font notre fierté. Mais cela ne doit pas autoriser le régime à instrumentaliser cette cause pour verrouiller tout autre espace de liberté comme il le fait.
PARI MANQUE
* Regrettez-vous d'avoir joué le jeu du régime en 1994?
Ce fut malheureusement un pari manqué que, pour ma part, je ne prendrais plus. Et pourtant, les conditions des élections de 1994 avaient été beaucoup moins contraignantes que celles de cette année. A l'époque, même si les résultats étaient aussi connus d'avance, on pouvait encore évoquer l'autoritarisme, la torture, le népotisme, la corruption. Cela est bien fini.
SOLIDARITE PAYANTE
* Comment les choses pourraient-elles évoluer alors que l'opposition tunisienne se montre très faible et que les »partenaires étrangers de la Tunisie, comme l'Europe, se font très silencieux?
Il faut faire attention à tout ce qui peut bouger en Tunisie dans le cadre revendicatif, à tous ceux qui refusent la dérive, ceux qui refusent d'accepter la peur et l'autocensure. Malgré la timidité ou la complaisance de beaucoup d'Etats, la solidarité internationale peut être payante, comme on l'a vu dans quelques cas emblématiques - la toute récente libération du vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, Khémaïs Ksila, par exemple, ou la poursuite du combat exemplaire de l'avocate Radhia Nasraoui. Sans se faire trop d'illusions sur la portée immédiate du mécanisme, je rappelle que la Tunisie a signé un accord d'association avec Bruxelles qui comporte un volet »droits de l'homme (une réunion d'évaluation doit avoir lieu le 16 novembre). En tout cas, avec l'action des associations internationales de défense des droits humains, celle de nombreux Tunisiens et aussi le livre »Notre ami Ben Ali qui vient de sortir, plus personne ne pourra dire: »Je ne savais pas .