Plongée au cour du cauchemar sécuritaire tunisien
Il y a de l'Ubu au royaume Ben Ali
Peu à peu, sans un bruit, la Tunisie est devenue une immense prison, où même les plus ordinaires des citoyens ne savent plus ce qu'on a le droit de dire ou faire.
Par FLORENCE AUBENAS
Libération, lundi 7 février 2000
»On a le droit de manger, de dormir, de consommer et d'applaudir. En tant qu'animaux, on est correctement traités. Le jour où vous levez la tête de votre mangeoire, vous passez de l'autre côté du décor. Et l'enfer commence. Un artiste
Honneur, prospérité. Les voisins saluent Mohamed avec respect. Dans un faubourg de Tunis, il vient d'être choisi »chef de quartier . »Personne ne connaît aussi bien que moi ce qui se passe dans chaque maison de cette zone. Pour moi, les murs sont transparents. Maintenant, je suis les yeux du président Ben Ali lui-même. Mohamed relève tout ce qui »sort de l'ordinaire : celui qui fréquente les mosquées et celui qui trompe sa femme, celui qui parle politique et celui qui »fait un achat au-dessus de ses moyens . Il rapporte sa moisson aux délégués, qui la rapporte au gouverneur, qui la rapporte au ministère de l'Intérieur. Et »ainsi de suite jusqu'à tout là-haut .
Mohamed tombe dans une sorte de stupeur quand on lui demande s'il appartient au RCD, le parti du président Ben Ali. »Dans les zones aisées, certains peuvent se permettre de ne pas adhérer. Mais dans les quartiers populaires, tout le monde a la carte. Sans ça, on ne reçoit aucun don, ni vêtement, ni fourniture scolaire, ni nourriture. Tout est donné au nom du RCD, s'enthousiasme-t-il. Puis se reprend : »enfin, au nom de l'Etat . Il hésite. Puis coupe : »De toute façon, c'est pareil. Par-dessus les antennes paraboliques flotte la banderole : »Bravo à la Tunisie d'avoir enfanté un Ben Ali.
Mohamed part faire le tour des commerçants. »Pour l'élection présidentielle d'octobre, tous avaient affiché en devanture la photo du Président, par opportunisme, ou de leur plein gré. La consigne est aujourd'hui de les faire retirer. »La presse étrangère s'est moquée , déplore Mohamed. Il sourit. La Tunisie, c'est pourtant formidable, pas vrai? Il récite les 5 millions de touristes, les manufactures de vêtements qui fournissent le monde entier. Est-ce que ce n'est pas moins pauvre que le Maroc? Est-ce que c'est pas plus calme que l'Algérie? »Mais cachez mon nom s'il vous plaît. Je suis bien placé pour savoir qu'il faut être prudent ici. Il l'a lâché d'un coup, sans malice. La Tunisie est le pays où même ceux qui trouvent tout formidable, se cachent pour le dire.
En douze ans de règne, le président Zine Ben Ali a construit quelque chose qui ne ressemble à rien qui existe. D'un côté, il y a cette Tunisie des autoroutes, du soleil et de l'Internet. »On a le droit de manger, de dormir, de consommer et d'applaudir , explique un artiste. »En tant qu'animaux, on est correctement traités. Le jour où vous levez la tête de votre mangeoire, vous passez de l'autre côté du décor. Et l'enfer commence.
Militante des droits de l'homme et opposante, Sihem Bensedrine a commencé par ne plus avoir de papiers. Sa voiture a été volée, celle qu'elle a rachetée aussi. L'appartement est cambriolé, jusqu'à sept policiers la filent. Les éditions Aloes, où elle travaille, ont été mises à sac et Jean-François Poirier, son associé, licencié de l'université. Le 2 février, un homme a tenté de défigurer Sihem avec un rasoir.
Chassés de leur propre vie, des professeurs de faculté, des médecins, des commerçants sont eux aussi devenus des exilés dans leur pays. La Tunisie est pleine de ces fantômes à qui on rit au nez lorsqu'ils vont faire renouveler le moindre document administratif. »Mais vous n'existez plus. Des policiers viennent chercher leurs enfants dans les salles d'examen pour une »vérification qui dure tout le temps de l'épreuve. »Dommage, vous vous présenterez l'année prochaine. Sur eux, une à une, les portes se rabattent, les amis s'enfuient, le courrier n'arrive plus. Le téléphone devient le dernier être animé de la maison. Il semble doué d'une vie propre. Pendant des mois, il est coupé. Un jour, le voilà qui se met brusquement à sonner. Il en sort une bordée d'insultes. La ligne fonctionne 48 heures, »sans doute pour contrôler qui peut encore nous connaître . Puis, il se tait à nouveau. »On respire avec une paille , dit une avocate. Une femme a été convoquée au commissariat: un délégué avait signalé le cartable neu
f de son fils. Or la famille est sans ressource depuis que le père, un opposant, est incarcéré. »D'où vient l'argent? , a demandé le policier. Le cousin qui avait donné les 5 dinars (25 francs) a pris six mois de prison pour »soutien à une organisation interdite .
Dans un restaurant retiré, des fonctionnaires se serrent autour d'une orangeade. »Au début, on essayait de comprendre ce qu'on avait le droit de faire et de ne pas faire. On savait qu'il ne fallait pas toucher à la politique, ni donner des informations à la presse étrangère ou aux ONG. Ils soupirent. »Mais maintenant, on ne voit plus de logique. La machine est devenue folle. Le cousin de l'un s'est fait arrêter pour avoir envisagé de signer une pétition. Un autre en demandant son passeport à la veille des vacances : »Si vous n'en avez jamais réclamé jusque-là, c'est que vous avez quelque chose à vous reprocher , a sermonné l'employé. On recommande une orangeade. »On n'est pas des foudres de guerre ici. Mais il va réussir à tous nous transformer en opposants irréductibles. Déjà, un employé des PTT repart. Pour payer la télé à crédit, la voiture à crédit, le costume à crédit, il a un deuxième travail. »Tout ce qu'on voudrait, c'est s'occuper de son chez-soi. Mais on ne sait plus si on a encore le droit de s
e taire. Qu'il nous dise ce qu'il faut qu'on dise.
»Il ne me reste plus qu'un seul lecteur: Ben Ali
Au hasard d'une interview au Figaro, le joueur de football Ronaldo racontait son rêve d'un château en Argentine, »beau comme celui du président Ben Ali . Le journal est suspendu. Dans sa distribution, une pièce de théâtre comptait un rôle de coiffeuse, métier qu'exerçait Leila, la femme du Président, avant son mariage. Interdite. Dans un article où il dénonçait »les impostures de la démocratie tunisienne , le journaliste Taoufik Ben Brick utilisait l'image d'un chef d'Etat »affublé d'un faux nez . Il aurait dû savoir que parler de »nez concernant Ben Ali représente également une faute grave. C'est un sujet qui le complexe. Bilan : un bras cassé. Interdit dans toute la presse nationale, Ben Brick décrit inlassablement, (notamment pour la Croix), les persécutions dont il est victime. »Imaginez ma frustration d'en être réduit à prendre pour unique sujet mes propres mésaventures, à enquêter sur la disparition du journalisme en Tunisie, c'est-à-dire sur ma propre disparition. Quand j'écris une ligne, qui ne sera
peut-être jamais publiée, j'entre dans la grotte de l'ogre. Il ne me reste plus qu'un seul lecteur: Ben Ali.
A l'association des journalistes tunisiens, Nejib Ben Abdallah se montre très ferme contre les »rédacteurs partisans : »quand on a fait de la politique, on devrait rendre sa carte de presse . A l'unanimité, son organisation a soutenu Ben Ali à la présidentielle. Il n'y voit pas contradiction. »Question de contexte, c'est tout.
Pour tenter de colmater les brèches, un ministre des Droits de l'homme vient d'être nommé, Ali Jazi, ancien militant dans ce secteur. Auparavant chargé de la Santé, il avait été limogé en 1992, pour »avoir assisté à une fête familiale chez un proche du Président tombé en disgrâce , explique un homme politique tunisois. Dans son nouveau dossier, Ali Jazi estime qu'il y a eu »des bavures. Mais pas plus qu'ailleurs : regardez en France, Jamel Debbouze a été arrêté. Pour le reste, »tout le monde fait son boulot : moi je ne suis pas là pour contrôler le ministère de l'Intérieur .
Car après tout, tout ça, qu'est-ce que c'est? »Les problèmes d'une poignée d'intellectuels , ricane un proche du Président. »Intellectuel , le mot est lâché. Dans la bouche du président Zine Ben Ali, il revient sans cesse, résonnant quelque part entre l'insulte et la souffrance. »Quand tout le pays agonisait sous Bourguiba, que faisaient-ils, ces intellectuels, à part leurs beaux discours? Moi j'ai risqué ma peau pour sauver la Tunisie. Le 7 novembre 1987, armé de sept certificats médicaux déclarant inapte le chef d'Etat, Zine Ben Ali s'installe au Palais de Carthage.
A cette époque, le pays entier ou presque se soude derrière lui. »Pour nous, cela ressemblait à "Zorro est arrivé" , raconte un ingénieur. »Par rapport aux autres pays arabes, Ben Ali avait réussi un coup d'Etat civilisé, dans les formes et sans effusion de sang. On était fiers. La Tunisie est prête à tout aimer, les Alfa Roméo blindées dans la cour du Palais, les blousons de cuir, s'attendrit même sur ce militaire entré dans le rang politique dont une des premières mesures consiste à faire disparaître ses bulletins scolaires.
Les détenus d'opinion sont libérés et l'opposition jusque-là interdite - qu'elle soit communiste, sociale-démocrate ou islamiste - se rallie au pacte national où les termes de »démocratie , »justice , »droits de l'homme clignotent comme les néons d'un nouveau monde. »Des gens que la prison n'avait pas brisés ont abdiqué toute résistance devant un dîner à Carthage. On était tellement habitués à être maltraités. Il y a un tel complexe de l'échec dans la classe politique que beaucoup se sont dit: si ce n'est pas tout de suite, ce sera jamais , raconte Omar Mestiri, agriculteur. Une mesure administrative lui interdit aujourd'hui de se rendre sur ses terres depuis qu'il a fondé cette année le Conseil national des libertés.
Comme beaucoup d'exilés politiques, Moncef revient au pays à l'arrivée de Ben Ali. Ennahda, le principal parti islamiste auquel il appartient, est désormais »toléré , bénéficie même d'un journal. »On ne voulait pas se présenter aux élections : le pouvoir nous y a poussés , raconte Moncef. Crédité d'environ 15 % des voix aux scrutins de 1989 et 1990, Ennahda tente de négocier son entrée au gouvernement. En réponse, le parti est brutalement déclaré hors la loi : une enquête, dont les éléments ne furent jamais vraiment exposés, les accuse d'avoir fomenté un coup d'Etat.
Moncef est emmené au sous-sol du ministère de l'Intérieur. Les policiers me disaient : »Vous possédez des meubles, vous travaillez dans un hôpital. Mais qu'est-ce que vous voulez de plus avec votre politique? Torturé pendant deux mois, il échappe à la condamnation. Selon Amnesty International, plus de 15 000 personnes sont arrêtées, 7 000 emprisonnées, plusieurs dizaines meurent sous la torture.
»Je peux le dire haut et fort : à l'époque, je me suis trompé. Il y avait le Soudan, l'Algérie, on a été pris dans une psychose contre les intégristes. Je pensais que c'était un accident de parcours dans la voie tracée vers ce grand pays prêt à s'ouvrir sur la démocratie. Je savais que c'était terrible pour les islamistes mais j'ai laissé faire. Ex-employé aux chemins de fer, Khemaïs Ksila fait partie de cette écrasante majorité des anciens opposants démocrates alors ralliée à Ben Ali. »Je voyais son arrivée au pouvoir comme ma propre victoire. Je me disais que mon moment était arrivé. Au parti, il grimpe les échelons.
Héritier de la formation unique de Bourguiba, le RCD quadrille déjà le pays. Il va désormais le verrouiller. »Aux réunions, les comités jouaient la concurrence à qui surveillait le mieux son quartier, qui ramasserait le plus de têtes. C'était l'hystérie , raconte un dirigeant actuel. Les premiers règlements de comptes ont lieu à la Ligue tunisienne des droits de l'homme, jusque-là un des rares contre-pouvoirs. »Elle a littéralement implosé. Nos anciens frères de combat se sont mis en première ligne pour descendre ceux qui osaient protester. On avait juste fait un petit communiqué dénonçant une mort suspecte dans un commissariat, on a été laminé , raconte un ancien de la Ligue.
Aux législatives dont les résultats furent contestés, l'opposition légale dite »démocrate , et en particulier le parti MDS, est ridiculisée avec moins de 5 % des suffrages. Certains, dont les deux dirigeants, protestent. »Le tour des démocrates était arrivé, j'ai compris que nous n'avions été qu'un alibi pour le régime avant d'être aussi éliminés , reprend Ksila. Arrêté en 1997, il devra sa libération à une mobilisation internationale et à l'approche de la présidentielle.
»Je sais tout. Je suis au courant de tout.
Aujourd'hui, de l'avis même des opposants, il ne serait pas plus d'un millier à protester publiquement. »Mais de quoi a-t-il peur? Même si on avait le droit de se présenter aux municipales de mai prochain, on n'aurait pas de quoi faire des listes , dit Mohamed Ben Jaafar. Lorsqu'il a voulu déposer les statuts d'un nouveau parti en 1994, aucun employé de l'administration n'a osé lui prendre les papiers des mains.
Au Palais de Carthage, une même phrase revient sans cesse dans la bouche du président Ben Ali. »Je sais tout, je suis au courant de tout. C'est vrai. L'homme a deux passions: les renseignements et l'ordinateur. Pendant des nuits, il consulte les entrées et les sorties du territoire, décide de chaque écoute, chaque arrestation.
Ancien ministre de l'Intérieur de Bourguiba, Ben Ali est resté policier dans l'âme. Le centre de gravité du régime occupe un véritable quartier à Tunis : la »dakhiliya , le ministère de l'Intérieur. Entre 1987 et 1999, le nombre de policiers a grimpé de 40 000 à 132 000, les écoutes téléphoniques sont passées de 200 à 5000. Arrêtée comme onze étudiants après des manifestations à Tunis en février 1998, Imen Derouiche est accusée d'appartenir au Parti communiste clandestin (Pcot). Dans le commissariat, elle voit entrer un copain du syndicat étudiant officiel. »Alors, toi aussi, ils t'ont eu . L'autre la regarde, tranquille. »Non, c'est moi qui t'ai eue, Imen. Depuis deux ans, j'étais payé pour te suivre. Au procès, elle veut raconter les tortures. »Arrêtez, vous froissez la pudeur des magistrats , lance un juge. Tout juste libérée, dans une rue de Tunis, elle a croisé un de ses anciens bourreaux. »Le pays est si petit.
Autour du Kef, le Far-West tunisien, à près de 200 kilomètres de la capitale, circulent des bus estampillés »Don du président Ben Ali. Dans un village, une pancarte affirme que »le grand projet du président Ben Ali a permis d'installer ici l'eau potable pour 1 100 personnes et l'électricité pour 200 . Comme dans les contes de fées, le chef d'Etat aime arriver par surprise dans une zone reculée. Comme par miracle, il y fait surgir des poteaux, offre des moutons à une famille. Et puis repart. »C'est comme au Loto, explique un paysan. On est des millions à s'inscrire sur la liste et un seul gagne. On croit toujours que cela va être soi. Ben Ali, il nous met de l'espoir dans nos assiettes. Plus loin, un jeune homme fait du stop. »Un jour viendra où on prendra des Kalachnikov. Ce ne sera pas par politique mais par désespoir. Passe une patrouille de police. »On te connaît toi , dit un gradé. Le gamin devient livide. Et il entame un monologue. »Je sais ce qui va se passer: on m'a vu parler à un étranger. Je sera
i emmené au commissariat. La gifle, je l'aurai. Peut-être même trois jours de gifles. Je l'accepterai par amour du pays. Mais s'ils touchent à mon travail, à ma famille... .