Le Journal du Médcin, le 13 février 1996
Par la Coordination Radicale Anti-Prohibitionniste
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Nous participons comme médecins à la formation d'une antenne belge de la Coordination Radicale Anti-prohibitionniste internationale CoRA).
Il nous paraît que le souci des patients, la santé publique et l'intérêt social demandent une critique radicale et urgente du mythe prohibitionniste.
Le recours aux substances euphorisantes est de tous les pays et de tous les temps. A la longue, toutes les sociétés font des lois pour gérer cet usage et limiter ses inconvénients. Nous avons des lois contre l'alcool au volant des lois contre l'ivresse public des lois contre le tabagisme passif, des lois contre l'abus des psychotropes. Ailleurs d'autres substances s'intègrent à la culture traditionnelle: en Afrique du Nord et au Moyen-Orient on fume le chanvre, les paysans des Andes mâchent la coca, les Yéménites prennent du khat, des tribus d'Amérique utilisent la mescaline dans leurs cérémonies et on oublie souvent que les autorités françaises avaient créé en Indochine une régie de l'opium. Partout un équilibre avait fini par s'établir entre la coutume, les lois et la consommation. On cherche vainement cet équilibre dans le monde d'aujourd'hui, en tout cas pour les substances étiquetées comme drogués. L 'usage spontané de l'opium de la coca, du cannabis ou de leurs dérivés peut être récréatif', ou palliati
f notamment pour tenter de répondre à des problèmes personnels. Sa répression n'a pas arrêté la consommation. Au contraire elle lui a donné une nouvelle impulsion et la rendue plus dangereuse. La fermeture des fumeries d'opium en Asie a sans doute préparé l'explosion du trafic de l'héroïne. Dans nos pays on ne mâche pas de feuilles de coca, on sniffe de la cocaïne.
Une dérive tragique
En effet le marché clandestin cherche à concentrer les principes actifs pour les transporter à moindre risque. On constate une dérive, des formes les plus douces aux plus dures de la drogue. Ce commerce tombe aux mains d'organisations criminelles, prêtes à tout pour élargir leurs débouchés. La dépendance qui s'installe et ses dépenses prohibitives conduisent de nombreux usagers à se prostituer, les transforment en revendeurs prosélytes vecteurs de l'épidémie, ou encore en délinquants plus ou moins violents.
En Belgique plus du tiers des prisonniers sont détenus pour des faits liés à la drogue. Ainsi la répression atteint une intensité démesurée par rapport aux ressources qui suffisaient auparavant. Cette disproportion explique en partie la pénurie d'effectifs dont se plaint la police, et l'arriéré judiciaire. Elle n'est passans incidence sur le surpeuplement des prisons leur promiscuité, et les carences de la réhabilitation. La marginalisation sanitaire des consommateurs de drogues est l'aspect de cette situation qui nous préoccupe le plus, en tant que médecins. Le revenu disponible pour les besoins essentiels baisse, les impuretés et autres contaminants empoisonnent ou infectent les usagers. Leur état de santé devient précaire ou catastrophique. Un milieu de la drogue se constitue qui se femme sur lui-même. Le désespoir, le partage des seringues et la prostitution y offrent des opportunités dramatiques à la transmission des hépatites B. C, et du Sida. Autrement dit, si l'usage des drogues comporte des risques,
ces dangers sont multipliés par la clandestinité inhérente aux lois de prohibition. L'incohérence des lois éclate quand on met en parallèle la légalité du tabac et de l'alcool, responsables chaque année de centaines de milliers de morts, rien qu'en Europe, et l'interdiction absolue de la marijuana, moins toxique et moins addictive. D'où la formule choc, reprise par un éditorial du Lancet "Les drogues ne sont pas interdites parce qu'elles sont dangereuses, elles sont dangereuses parce qu'elles sont interdites~. Nous pouvons nous rallier è cette affirmation, à condition de ne pas l'invoquer pour banaliser des substances potentiellement toxiques. L'usage de drogues restera un comportement à risque. La réduction de ces risques demande une stratégie complexe, qui passe par la déprohibition mais n'en reste pas là.
Une répression inefficace
Ce qui est sûr c'est que les interdictions n'empêchent pas grand-chose. Au mieux les quantités saisies ne représentent que 5 à 20% de 1'ensemble. On sait que leur augmentation reflète moins l'efficacité de la police que la croissance du trafic. Sur ce point une certaine vanité policière et l'intérêt des trafiquants sa rejoignent, pour donner l'impression que les forces de l'ordre ont régulièrement le dessus dans leur guerre à la drogue, une contre-vérité flagrante. En réalité, déduction faite de la part du feu ces chiffres signifient que 80 à 95% du commerce de la drogue est totalement libre, cette fraction ne cessant d'augmenter en volume et en valeur. Quand les prix de rue dépassent plus de mille fois les sommes versées aux cultivateurs, comme c'est le cas pour l'héroïne, la prime de risque et les profits sont tels qu'aucune sanction ne peut tarir l'offre, ni sensiblement ni durablement. En outre la clandestinité exclut tout contrôle social sur la qualité, sur les prix, sur les grossistes, sur les détailla
nts, ou sur les consommateurs.
La surveillance des usagers, dans un contexte d'interdiction, se heurte à des contradictions insurmontables. Comment concilier le secret médical, le respect du patient, et la volonté des autorités de repérer les consommateurs, de leur appliquer un traitement d'exception? A plusieurs reprises le Conseil d'Etat a tranché en faveur de la loi commune, insistant auprès du corps médical pour que les toxicomanes bénéficient entièrement des protections déontologiques traditionnelles. Cela n'a pas empêché les autorités de revenir à la charge avec des projets qui tendent à pérenniser un état d'exception, souvent défavorable à l'offre de soins et problématique pour l'indépendance médicale à l'égard du pouvoir judiciaire(*). Toutes ces raisons. et d'autres, militent pour l'abandon de la Prohibition. Nous pensons qu'ilfaut sortir le trafic de la clandestinité, confier à l'Etat le contrôle des prix, de la qualité et des vendeurs, C'est seulement alors qu'on pourra atteindre facilement les consommateurs, restaurer leurs dr
oits individuels, leur accès aux soins et les réinsérer socialement. Cette démarche s'inscrit dans une option pragmatique à la fois civique et sanitaire Poursuivre les usage~s de drogues en tant que tels, et non pour les délits contre les personnes ou les biens qu'ils seraient amenés à commettre, s'accorde mal au respect de la vie privée. La criminalisation des drogues contribue à répandre des maladies et des conduites dangereuses. Elle ne s'adresse en rien au mal-être et à la fracture sociale qui conduisent tant de personnes à recourir aux drogues. Enfin il faut souligner la naïveté ou l'hypocrisie d'un ordre moral qui veut imposer à tout prix une norme de comportement individuel mais contribue par sa rigidité et son aveuglement à précipiter ce qu'il craint l'expansion continue du marché clandestin.
Des risques très relatifs
Certains redoutent une augmentation de l'usage des drogues sous l'effet de la légalisation et de la baisse des prix. Il est difficile d'exclure cette possibilité mais a notre avis elle ne remet pas en cause la nécessité de la déprohibition, au moins pour trois raisons:
1. La légalisation contrôlée mettra fin immédiatement au prosélytisme économique des usagers, principal facteur d'augmentation de la consommation. en particulier chez les jeunes.
2. Les dangers intrinsèques des drogues son; très inférieurs à ceux qui proviennent de leur caractère illégal.
3. En sortant les consommateurs de drogues de la clandestinité et en les séparant du milieu criminel, on pourra enfin tenir un discours préventif efficace. crédible et ciblé sur les risques et les inconvénients des drogues. et offrir aux usagers l'aide précoce dont i,s ont besoin, grâce à des structures adéquates et ouvertes à tous.
La création par le Parlement d'une commission d'éludes en vue d'une éventuelle dépénalisation du cannabis nous paraît un signe encourageant de l'évolution des esprits. Nous ne manquerons pas de présenter loyalement notre point de vue à cette commission et de lui fournir toutes les informations utiles qui nous parviendraient. Cependant la déprohibition est vouée à l'échec si elle se limite à un seul pays. La Prohibition repose sur des conventions internationales qui doivent être dénoncées. En attendant elles s'imposent à tous les gouvernements. D'autre part le trafic est mondial, comme les mafias. C'est pourquoi ceux qui veulent changer ces lois. mettre fin au trafic illégal, et priver les grandes organisations criminel,es de leur base économique principale doivent également s'organiser a travers les frontières. C'est ce qui nous a conduit à fonder la CoRA en Belgique, avec l'appui du Parti Radical Le Parti Radical s'exclut volontairement de toute perspective électorale et vient d'être reconnu comme Organisat
ion non-gouvernementale (ONG auprès des Nations-Unies, un atout précieux pour les déprohibitionnistes. Les radicaux détendent la démocratie, les libertés, et la neutralité philosophique de l'Etat. Leur approche est non-violente transnationale et transpartisane Dès lors la CoRAest autonome, gérée démocratiquement par ses membres et ouverte à des personnes d'affiliations politiques ou idéologiques diverses. La Prohibition ne menace pas seulement la santé et la sécurité publiques. Les revenus immenses qu'en tirent les organisations criminelles font monter les enjeux de la corruption. Dans ce sens la Prohibition sert l'intérêt des trafiquants. Ils le savent, le disent et disposent d'une variété de moyens pour se protéger. Nous savons que des personnes d'influence. policiers, magistrats, journalistes. hommes politiques, sont discrètement payées ou menacées. C'est donc aussi le processus démocratique l'intégrité des responsables et la dignité des institutions qui sont aujourd'hui sous pression. Des lois moralisan
tes, maladroites et inadaptées ont fait de la drogue un fléau mondial devant lequel les autorités perdent pied. Aucun médecin ne peut fermer les yeux sur un phénomène qui atteint la santé des individus, et menace de corrompre en profondeur le corps social lui-même. Quand le remède est pire que le mal, il faut changer de stratégie. Il est temps de démanteler le système mondial de la Prohibition. Personne ne croit que ce sera facile. C est ce combat de longue haleine que nous vous invitons à rejoindre.
Daniel Bachelart, Pierre Lenfant, Philippe Pourbaix, Pierre Demaret, Baudouin Petit, Pierre Rigaux, Christian Figiel, Eric Picard, Philippe van Meerbeek.
( ) Les dernières propositions du Ministre Colla en sont un nouvel exemple Comment justifier que des médecins même spécialement qualifiés, ne puissent traiter plus d'une dizaine de toxicomanes? Songe-t-on à limiter le nombre de diabétiques dont s'occupent les généralistes? ou le nombre de personnes âgées suivies sous l'autorité d'un gériatre? Il est également possible que ce projet vise à introduire par la bande une tutelle a la hollandaise, des spécialistes sur les généralistes, mais c~est un tout autre débat...