AFP - 14/3/1995
par Jean Louis DOUBLET
BRUXELLES Le conflit entre le Canada et l'Union européenne se focalisait mardi sur des questions techniques et juridiques alors que les Canadiens n'ont toujours pas relâché le navire espagnol arraisonné le 9 mars, condition posée par les Européens pour la reprise des contacts formels gelés depuis lundi.
Lors d'une conférence de presse mardi à Bruxelles, la Commissaire européenne à la pêche, l'italienne Emma Bonino, a contesté les accusations d'Ottawa sur les conditions dans lesquelles le navire espagnol Estai pêchait le turbot (ou flétan noir) dans les eaux internationales au large des Grands bancs de Terre Neuve (Canada) avant son arraisonnement le 9 mars par les gardes côtes canadiens.
Les Canadiens ont notamment affirmé que 70% des prises de l'Estai étaient des poissons juvéniles et immatures dont la capture empêche la reconstitution des stocks et que le navire utilisait des filets non règlementaires.
"L'organisation des pêches de l'Atlantique Nord (OPANO), ne prévoit pas de taille minimale pour les captures de turbot et dès lors que l'Estai utilisait un chalut il ne pouvait pêcher que des juvéniles", a affirmé Mme Bonino. Elle a ajouté que tant les pêcheurs canadiens qu'européens utilisaient des chaluts et attrapaient des juvéniles.
Selon un expert de la Commission, Alain Laurec, les turbots arrivés à maturité remontent en pleines eaux ce qui rend impossible leur capture avec des chaluts.
"Comment les Canadiens peuvent ils affirmer qu'il y avait 70% de juvéniles à bord de l'Estai alors que sa cargaison n'a même pas encore été déchargée ?", s'est elle interrogée. L'Estai est actuellement retenu par les autorités canadiennes à Saint Jean de Terre Neuve.
Mme Bonino a réaffirmé avec le Commissaire européen chargé des relations avec l'Amérique du Nord, le britannique Leon Brittan, qui participait également à la conférence de presse, que l'Union européenne posait comme condition à la reprise des discussions avec Ottawa la libération sans condition de l'Estai, de sa cargaison, de son capitaine et de son équipage.
"Je suis prête à ouvrir des négociations dès demain (mercredi) matin à 09h00 (08h00 GMT) si ces conditions sont remplies", a indiqué Mme Bonino.
Sur le maillage des filets utilisés par l'Estai, la Commissaire chargée de la pêche a souligné que ceux ci avaient été contrôlés à deux reprises les 2 et 20 décembre par les inspecteurs canadiens et qu'ils n'avaient pas été considérés comme illégaux.
Les deux commissaires européens ont à nouveau déclaré mardi que le Canada avait violé toutes les règles du droit de la mer en arraisonnant l'Estai et démenti que les activités des pêcheurs des Etats membres de l'UE dans les eaux de l'Atlantique Nord menacent les ressources de pêche comme l'affirment les Canadiens.
"Si l'on admet que le Canada puisse arraisonner un navire dans les eaux internationales, alors demain n'importe qui pourra le faire", a affirmé Leon Brittan. Il a regretté qu'Ottawa n'ait pas donné suite aux propositions de l'UE de négocier sur les questions litigieuses avant d'arraisonner le navire espagnol.
Mme Bonino a indiqué que l'UE ne remettait pas en cause la limitation des captures de turbot dans les zones OPANO pour préserver l'espèce.
"Pour la première fois en 1995, l'OPANO a décidé d'un total admissible de capture (TAC) pour le turbot de 27.000 tonnes. Nous l'avons accepté alors que les pêcheurs communautaires avaient pêché l'année précédente 44.000 tonnes. Cela montre notre souci de préservation des ressources", a t elle déclaré.
Mme Bonino a souligné que l'UE s'oppose à ce que les Canadiens se réservent 60% de ce quota de 27.000 tonnes. "En fait ce que le Canada souhaite occulter, c'est que la querelle porte non pas sur combien on peut pêcher, puisque l'Union, comme toutes les parties contractantes de l'OPANO, est d'accord mais sur qui peut pêcher", a t elle affirmé.
Leon Brittan a déclaré que l'Union européenne "se réservait le droit de prendre toutes les mesures nécessaires" si les Canadiens ne libéraient pas l'Estai. Il n'a pas voulu détailler ces mesures mais Mme Bonino a précisé que "si des actions de rétorsions devaient être mises en oeuve, celles ci ne pourront se limiter aux seuls échanges commerciaux des produits de la pêche".
(A Strasbourg, siège du Parlement européen, le ministre des Affaires étrangères espagnol Javier Solana a indiqué que Madrid n'exclut pas d'interrompre ses relations commerciales avec le Canada si l'Estai n'est pas relâché. Les autorités espagnoles ont également décidé de rétablir les visas pour les Canadiens désirant se rendre en Espagne).