BELGA 15/3/1995
STRASBOURG - Il faut aider le Rwanda à reconstruire un Etat de droit et y envoyer des juges pour enquêter et étudier les nombreux dossiers en suspens. Il est indispensable qu'un tribunal international se mette au travail et que les responsables des massacres soient jugés, afin de redonner confiance aux victimes et faciliter le retour des réfugiés. C'est actuellement la priorité, a affirmé, en substance, mercredi à Strasbourg le Commissaire européen chargé des Affaires humanitaires, Mme Emma Bonino.
"Le problème judiciaire est actuellement le plus explosif. En l'absence totale d'un Etat de droit et d'une solution juridique aux litiges (nés de l'occupation par d'autres des maisons abandonnées par les réfugiés), le retour des réfugiés est impossible", a expliqué Mme Bonino, qui est rentrée mardi matin d'une visite au Rwanda, au Burundi et au Zaïre, au cours d'une conférence de presse.
Depuis décembre dernier, seules 10.000 personnes environ ont été rapatriées au Rwanda sur les quelque deux millions de réfugiés dans les camps du Zaïre, de Tanzanie et du Burundi.
"Même si seulement 200.000 réfugiés rentraient demain au Rwanda, ce serait une bombe à retardement", a t elle ajouté, précisant qu'il ne reste actuellement que six juges et un procureur général dans tout le Rwanda, pour quelque 23.000 dossiers en suspens.
"Aucun travail d'enquête n'a été réalisé, on ne dispose ni de documents, ni de preuves, rien qui puisse servir de base à une enquête. Le gouvernement rwandais n'a pas encore publié de liste des responsables présumés du génocide et n'a encore demandé aucune extradition", a encore affirmé Mme Bonino.
(Certains responsables présumés des massacres déclenchés après l'attentat meurtrier contre l'avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, le 6 avril dernier, se sont réfugiés en Belgique. Le ministre belge de la Justice, Melchior Wathelet, a nommé récemment un magistrat chargé d'enquêter sur ces personnes, rapelle t on par
ailleurs). Ces juges seraient recrutés "en Afrique, en Europe ou ailleurs" et devraient disposer immédiatement de l'infrastructure nécessaire à leur travail, a proposé Mme Bonino, précisant que la législation rwandaise permet à des magistrats étrangers de travailler au Rwanda. Interrogée sur la volonté des autorités de Kigali d'appliquer la peine de mort aux personnes reconnues coupables d'actes génocidaires, le commissaire européen a rappelé qu'elle était totalement opposée à la peine capitale. "J'ai essayé de faire passer le message auprès des autorités rwandaises, en soulignant qu'il y avait eu assez de sang et de violence", a t elle précisé. "Les juges ne devront pas nécessairement prononcer les condamnations mais se pencher d'abord sur les travaux d'instruction", a t elle ajouté.
Mme Bonino a encore affirmé que sa proposition avait reçu le soutien de la Commission et du Conseil. "L'idée est lancée. C'est maintenant au Commissaire Pinheiro (ndlr: Joao de deus Pinheiro est chargé notamment des relations avec l'Afrique) d'en étudier les détails et la mise en oeuvre". Les montants nécessaires au financement de cette opération seraient puisés dans le Fond européen de développement (FED) dans le cadre de la Convention de Lomé, a t elle encore précisé.
(A Bruxelles, le porte parole du ministère belge des affaires étrangères a rappelé en réaction aux déclarations de Mme Bonino que la Belgique avait déjà mis sur pied des projets bilatéraux belgo rwandais en vue du rétablissement de l'état de droit au Rwanda, notamment la formation d'inspecteurs de la police judiciaire et des magistrats. La Belgique soutient par ailleurs la proposition de la Commissaire européenne). Selon Mme Bonino, la situation au Rwanda est toujours extrèmement tendue: quelque 1.500 personnes, dont des enfants en bas âge, sont arrêtées chaque semaine et détenues dans des prisons surpeuplées, "où elles ont le choix entre rester debouts ou assises". Les tensions sont très fortes au sein même du gouvernement, entre Hutus modérés et Tutsis, a t elle ajouté. Dans les camps de réfugiés près de Goma (Zaïre), la faim menace, et "cette crise alimentaire ne fait qu'alimenter la violence au Zaïre, a encore affirmé le commissaire européen, estimant qu'il était encore trop tôt pour diminuer l'aide a
limentaire au profit d'une augmentation de l'aide à la reconstruction du pays. Selon Mme Bonino, seul Echo (l'organisme humanitaire de l'UE, continue à aider les réfugiés. "Tous les autres donneurs d'aide n'ont ni confirmé, ni souscrit à leurs engagements pour 1995", a t elle affirmé.
Depuis le début de la crise, l'UE a déboursé quelque 590 millions de dollars, auquels il faut ajouter les contributions individuelles des Etats membres, soit environ 940 millions dollars, a affirmé Mme Bonino, précisant que cette somme correspond à environ 60 pc de l'aide humanitaire de toute la communauté internationale au pays des mille collines. "Il est impensable de continuer éternellement cette aide au niveau actuel", a t elle encore ajouté. Selon le commissaire européen, la situation est également très fragile au Burundi voisin, qui a toutefois refusé l'envoi d'observateurs humanitaires (contrairement au Rwanda). "Les autorités de Bujumbura se sont également montrées réticentes à l'organisation d'une conférence régionale sur la paix et la stabilité, sous l'égide de l'ONU et de l'OUA (Organisation de l'unité africaine)", a affirmé Mme Bonino.
L'aide de l'UE au Burundi se monte, jusqu'à présent, à 80 millions de dollars, dont 87 pc au titre de l'aide humanitaire et 12 pc pour des projets de reconstruction. Selon Mme Bonino, l'instabilité politique au Burundi empêche actuellement tout développement de projets de reconstruction à moyen terme.