Le Monde, 17 mar 1995
Philippe Lemaitre
Bruxelles plaide la réconciliation entre Hutus et Tutsis
Emma Bonino, le commissaire européen chargé de l'action humanitaire, a réaffirmé au cours d'une visite sur place la volonté de l'Union européenne (UE) de continuer à aider le Rwanda et le Burundi. Ces deux pays sont en état de guerre civile latente. Au Rwanda, à l'approche de l'anniversaire de l'assassinat du président Habyarimana, qui déclencha le massacre de Tutsis et Hutus modérés, la situation est loin d'être normalisée.
Milices à l'entraînement
La télévision britannique a diffusé, mercredi 15 mars, des images d'hommes en armes s'entraînant au Zaïre, sur les rives de la rivière Rusizi, qui borde le Burundi et le Rwanda, près du camp de réfugiés de Kamanyola où vivent environ 27.000 peersonnes. Selon la BBC, ces images sont la "première preuve" que les camps de réfugiés du Zaïre sont utilisés par les milices hutues pour préparer des opérations de guérilla contre les deux pays voisins, ce que les autorités zaïroises ont toujours démenti.
En septembre 1994, sous la pression de Kinshasa, les organisations humanitaire ont évacué des milliers de réfugiés de Bukavu, à la frontière du Zaïre et du Rwanda. Des camions les ont transportés dans des camps et, pour des raisons peu claires à l'époque, nombre des passagers étaient des jeunes gens, ce qui, selon la BBC, faisait partie d'un plan de l'ex-armée rwandaise et de ses alliés au Zaïre pour créer une base destinée à plusieurs milliers de miliciens hutus.
KIGALI
de notre envoyé spécial
Au Rwanda comme au Burundi, la guerre civile latente, fruit de la rivalité persistante entre les Hutus, très majoritaires, et les Tutsis, menace de se rallumer. Il n'est pas certain que l'existence de gouvernements de coalition, conçus comme un moyen pour s'en prémunir, suffise à l'éviter.
Au Burundi, la crise qui avait éclaté après le meurtre du président Melchior Ndadaye, en octobre 1993, et s'était soldée par plusieurs dizaines de milliers de morts, a pris de nouveau un tour aigu, avec le récent assassinat du ministre hutu de l'énergie et des mines. Les Tutsis, qui contrôlent l'armée, supportent de plus en plus mal de partager le pouvoir.
Au Rwanda, à l'approche du 6 avril, premier anniversaire de l'assassinat du président Juvénal Habuyarimana, qui déclencha le massacre de plus de cinq cent mille Tutsis et Hutus modérés, la situation est loin d'être normalisée. Depuis la victoire du Front patriotique rwandais (FPR), en juillet, les Tutsis domines la scène. Les prisons sont pleines de Hutus suspects d'avoir participé aux tueries, tandis que deux millions de leurs "frères" qui ont fui en Tanzanie et surtout au Zaire hésitent à rentrer.
Ces réfugiés sont un dangereux facteur de déstabilisation. Craignant le pire, la communauté internationale prêche la réconciliation. C'était l'objet du séjour sur place du commissaire européen chargé de l'action humanitaire. L'UE, qui accorde déjà une aide substantielle à la région, est prête à faire davantage, a annoncé Mme Bonino.
Au Burundi, le commissaire s'est entretenu avec Antoine Ndumayo, le nouveau priemier ministre, imposé par l'opposition tutsie. Celui-ci a dit son intention d'engager une campagne de pacification : "Les chefs politiques de la mouvance présidentielle et ceux de l'opposition descendront, côte à côte, sur le terrain". Les "déplacés" du camp de Ngagara, dans la banlieue de Bujumbura, sont sceptiques. "Tant que les assassins resteront impunis, on ne pourra pas vivre normalement au Burundi", commente Donatien, un ancien fonctionnaire chassé par des bandes hutues.
"Nous n'avons pas perçu la volonté de prendre les mesures nécessaires pour assurer la stabilité", a admis un des collaborateurs de Mme Bonino. Sceptique sur les intentions de la nouvelle équipe, le commissaire a cependant accepté de jouer le jeu : "Il faut essayer. Nous pouvons collaborer au processus de pacification, mais nous ne pouvons pas dépenser l'argent du contribuable européen sans que rien ne se passe sur le plan politique.
LA PEUR DES RÉFUGIÉS
Au Rwanda, le commissaire n'a rencontré que des ministres hutus, Paul Kegame, vice-président et ministre de la défense, et Jacques Bihozagara, ministre chargé de la réhabilitation et de la réinstallation des réfugiés, n'ayant pas jugé bon de la recevoir. Autour de Goma, au Zaïre, dans les camps où vivent encore 720.000 personnes, les réfugiés ont peur. Les dirigeants de l'ancien régime et leurs miliciens font la loi. Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), qui, avec l'appui financier de l'UE et d' organisations non gouvernementales (ONG), gère les camps, s'efforce de lutter contre cet arbitraire.
Mais l'action des extrémistes hutus ne se limite pas à des campagnes d'intimidation. Bénéficiant de la complicité des autorités zaïroises, les miliciens font des intrusions au Rwanda. "Ces attaques ont pour objet de déstabiliser la région et de décourager les réfugiés", raconte le major indien Gopi Menon, membre de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar).
Le régime en place à Kigali a sa part de responsabilité. Soucieux de châtier les auteurs du génocide, il refuse l'idée d'une amnistie, suggérée, au moins pour les exécutants les plus modestes, par Mme Bonino. Celle-ci a regretté les récentes vagues d'arrestations, qui ne peuvent être suivies de procès, faute de magistrats. Le gouvernement rwandais ne peut donc garantir la sécurité aux réfugiés, ni les assurer qu'ils retrouveront leurs biens.
En dépit des efforts du HCR, le flux de rapatriés s'est sensiblement ralenti. "Pourtant, beaucoup n'ont aucune raison majeure d'hésiter à rentrer", estime Jean-Michel Goudstikker, numéro deux du HCR dans la zone. Situation d'autant plus préoccupante que les donateurs réduisent leurs contributions. "Nous ne fournissons aux réfugiés que la moitié de ce qu' ils devraient recevoir. Nous allons devoir revoir notre présence dans la région", avertit Pierre Saillez, le patron régional du Programme alimentaire mondial (PAM).
Mme Bonino s'emploiera à faire en sorte que l'UE comble les défaillances. Elle a annoncé un effort supplémentaire pour accélérer la mise en place de l'appareil judiciaire grâce à l'envoi des juges. Mais, a-t-elle averti, "l'Union et ses États membres, qui ont fourni à la région la moitié des 2 milliards de dollars de l'aide internationale depuis octobre 1993, ne pourront continuer étérnellement, si rien ne bouge. La seule solution est la réconçiliation; elle implique une volonté politique".
Pour l'heure, ce discours, ni les Tutsis rwandais, principales victimes du génocide de 1994, ni les réfugiés, tenants du "pouvoir hutu", qui continuent à rêver de reconquête, et encore moins sans doute les différentes factions burundaises, ne sont prêts à l'entendre.