Altiero Spinelli
SOMMAIRE: Le Parlement discute des résultats de la réunion du Conseil européen qui s'est déroulée à La Haye les 29 et 30 novembre 1976. Au nombre des thèmes que les chefs d'Etat et de gouvernement de la Communauté auraient dû promouvoir, figuraient ceux de l'Union monétaire (dont l'objectif général avait été fixé par la précédente réunion au sommet de La Haye en 1969), et de l'Union politique (dont l'objectif avait été fixé au Conseil européen de Paris en 1972 et sur lequel Tindemanns avait présenté son rapport en 1975).
Les chefs d'Etat et de gouvernement ont une fois de plus failli à leur mission: donner l'impulsion politique requise. Spinelli saisit l'occasion pour lancer un message, destiné au Parlement qui sera élu au suffrage universel, ainsi que pour annoncer la bataille dont il sera le protagoniste jusqu'à l'approbation du traité d'Union européenne.
(in "Altiero Spinelli, Discours au Parlement européen, 1976-1984", éd. Pier Virgilio Dastoli)
Monsieur le Président, je voudrais tout d'abord m'associer aux déclarations de mon collègue M. Kirk à propos de la présence et de la représentation du Conseil européen dans cette Assemblée.
Selon le traité de Rome, le Conseil est un organe dans lequel chaque Etat a le droit d'envoyer le ministre de son choix et à la rigueur de se faire également représenter, comme cela se fait souvent, par son représentant permanent.
Mais il existe un Conseil dans lequel cela n'est pas possible, en l'occurrence le Conseil européen, organe composé des chefs de gouvernement: mon groupe se joint toutefois a M. Kirk pour demander que la présidence du Parlement fasse part à la présidence du Conseil (avec tout le respect que je dois à M. le ministre Brinkhorst qui n'est pas responsable de cet état de choses) de notre désir de voir représenter à l'avenir le Conseil européen par son propre président.
Dans un des documents relatifs au japon, le Conseil européen réaffirme sa fonction de guide. Je voudrais voir de manière un peu plus détaillé dans quelle mesure il l'a exercée. Nous connaissons, pour en avoir parlé hier ici même, toutes les difficultés que comporte la question du japon. S'il voulait exercer cette fonction de guide, le Conseil européen devait prendre une seule décision: inviter les organes de la Communauté, le Conseil, la Commission et le Parlement, à envoyer une mission au japon, chargée de représenter la Communauté en tant que telle, de négocier avec le Japon au nom de la Communauté, d'étudier et de promouvoir toutes les possibilités non encore exploitées d'importation dans ce pays.
C'était le seul choix possible en dehors duquel le Conseil ne pouvait céder qu'aux tentations protectionnistes de l'Europe à l'égard du Japon, parce qu'il est plus dynamique et s'organise mieux que nous.
Nous savons, et quiconque a négocié avec le Japon au nom des Européens le sait, que la grande difficulté réside dans le fait que les Japonais ne savent jamais avec qui ils traitent et donc ne savent pas s'ils doivent prendre des engagements précis et pour quelle raison. Le document du Conseil européen comporterait-il quelques indications relatives à l'engagement de soutenir tel ou tel projet, pris par ces chefs de gouvernement représentant chacun leur pays au plus haut niveau? Aucune, comme d'ailleurs il n'y a aucune trace de la fonction de guide que le Conseil devrait exercer.
Passons à un autre sujet: la conférence Nord-Sud. Le problème a été exposé clairement par mon collègue M. Granelli et nous ne pouvons qu'approuver ces déclarations.
Autre sujet encore: la situation économique. Sur ce problème qui est le plus grave que l'Europe connaisse, le Conseil européen, qui a une fonction de guide, ne publie même pas un document établi par lui-même, aussi vague soit-il, mais uniquement la communication de la Commission sans même préciser s'il l'approuve ou non, s'il veut la modifier ou non.
Quoi qu'il en soit, il était nécessaire de dire quelque chose sur la situation économique; plusieurs d'entre vous ont souligné l'importance d'un effort en faveur d'une reprise de nos économies, mais d'une reprise leur permettant de converger. Si nous voulons voir les choses telles qu'elles sont, nous devons admettre qu'actuellement, la Commission, le Parlement et le Conseil peuvent adresser à tous les pays de la Communauté des recommandations diverses, mais la responsabilité d'une action visant à freiner l'inflation, à combattre le chômage incombe essentiellement et continuera à incomber aux gouvernements nationaux. Que peut faire dès lors la Communauté? Si l'action du Conseil européen se limite à dire »soyez sages , c'est d'après nous tout à fait vain, parce que chacun, pour son propre compte, essaiera d'agir de son mieux.
Si certains pays suivent le rythme et se réorganisent avec peine, ce n'est pas parce qu'ils sont particulièrement faibles ou désenchantés, mais parce que, peut-être en partie à cause des erreurs passées, ils se trouvent devant de grandes difficultés de restructuration; ils doivent mener une politique de reconversion et d'investissement indispensable pour poursuivre une politique de déflation et de réduction de la consommation, ils n'en ont malheureusement pas les moyens. Il s'agit là d'une situation réelle, grave face à laquelle la Communauté européenne devrait exercer un rôle de stimulant. Au lieu de laisser ces pays aller de par le monde à la recherche d'aides, la Communauté guidée par le Conseil, devrait pouvoir dire: » Nous, Communauté jouissant sur le marché financier mondial d'une assez bonne réputation - les conditions auxquelles les organes communautaires parviennent à obtenir des prêts en sont une preuve - nous devons pouvoir mener une certaine politique financière sur les marchés mondiaux (qui ne s
oient pas uniquement le marché allemand et le marché américain), pour trouver les moyens d'aider les pays qui en ont besoin . A condition aussi de les inciter à mener une politique convergente, mais il s'agirait toujours de conditions internes imposées par nous et non par un pouvoir étranger. Eh bien, quelque chose laisse-t-il prévoir une action de ce type de la part du Conseil européen, qui prétend exercer une fonction de guide pour la Communauté? Rien.
Venons-en enfin au document relatif à l'union européenne, selon lequel cette union aurait dû se réaliser après avoir largement démontré la difficulté, et ensuite pratiquement l'impossibilité, de faire progresser l'unification économique et monétaire, sans disposer des instruments nécessaires. En outre, les études réalisées par la commission Werner sur l'union économique et monétaire, à la demande du Conseil lui-même étaient arrivées à la conclusion qu'il y aurait lieu de créer un organe de décision politique au terme de la première étape constituée d'accords très élémentaires. Eh bien, pour conclure le tout, la Commission a mis
sur pied un groupe d'études présidé par M. Marjolin.
Si vous me le permettez, je souhaiterais rappeler quelques faits liés à ce nom. M. Marjolin est le commissaire qui a imaginé qu'il serait possible d'arriver à une union économique progressive à travers la coopération entre gouvernements interdépendants. Il a oeuvré en ce sens avec tenacité tout au long de la durée de son mandat de commissaire. Il est donc exactement le contraire d'un grand doctrinaire du fédéralisme. C'est toutefois un économiste, un homme intelligent, entouré de nombreuses personnalités de premier plan, d'experts politiques et économiques. M. Marjolin, auteur de la politique d'unification par la simple coopération est arrivé à la conclusion qu'il était inutile de proposer la création d'une union économique et monétaire, sans avoir créé au préalable un organe politique européen.
Donc, la doctrine économique, la doctrine institutionnelle, l'échec des expèriences en vue de faire progresser l'union économique ont existé et voilà qu'arrivent messieurs les présidents, chefs d'Etat ou de gouvernement qui après deux jours de discussions, concluent que la réalisation de l'union économique et monétaire est le préalable fondamental à l'union politique, c'est-à-dire exactement le contraire de ce que la logique, l'expérience et la doctrine enseignent.
Est-ce cela remplir une fonction de guide? Non, le Conseil européen en est incapable. Cette incapacité a été soulignée par tous mais mon collègue M. Kirk a en outre souhaité vivement, avec la vigueur qui caractérise le langage parlementaire anglais, que ces messieurs nous laissent tranquilles, qu'ils restent chez eux et s'occupent de leurs intérêts nationaux et non des histoires européennes, parce qu'ils n'en sont pas capables.
Je voudrais cependant tenter d'analyser de manière un peu plus approfondie les raisons pour lesquelles ce Conseil en particulier, et le mécanisme du Conseil en général, ne peuvent fonctionner. Pratiquement tous les Conseils européens ont été soit des échecs, soit des derniéchecs. Et pourtant ces hommes, nous les connaissons, nous savons qu'il n'y a pas parmi eux des adversaires de l'idée européenne. Ils ont non seulement une expérience parlementaire, mais également une expérience de gouvernement et connaissent parfaitement l'importance de la formation de la volonté politique dans un organe politique, comme dans un Etat. Le chef de gouvernement ne prend pas les décisions seul. Cela se produisait pendant cette brève période privilégiée lorsque les Etats renaissaient de leurs cendres et lorsqu'aucun des mécanismes de formation de l'opinion ne fonctionnait, alors, il est vrai, un Adenauer, un Schuman ou un De Gasperi jouissait d'une liberté de décision nettement plus grande. Mais aujourd'hui, un Conseil des mini
stres est constitué de la manière suivante: une table autour de laquelle sont assis les ministres et derrière eux une pyramide de sous-secrétaires, d'autres ministres, de fonctionnaires de tous genres qui ont contribué à prendre la décision. Pour les décisions qui touchent de près la vie des peuples, dans chacun de nos pays, il existe un mécanisme extrêmement complexe de forces politiques et administratives, d'élaborations successives qui aboutissent finalement au ministre; le ministre met les points sur les i, leur donne une forme définitive, mais doit satisfaire à de nombreuses conditions.
Dès lors, si tout ce processus se déroule au niveau national, le plus européen des ministres a les mains liées lorsque la décision qu'il préconise doit être discutée par le Conseil. Il est évident que de cette manière, votre système ne fonctionne pas.
Voilà pourquoi nous nous abstiendrons sur la motion qui a été présentée, pour ne pas continuer à faire semblant de croire à la capacité de cette machine à produire ce qu'elle ne peut pas produire. Et qui plus est, c'est justement dans la perspective des élections au suffrage universel que nous devons être convaincus qu'une des tâches importantes du Parlement élu sera de prendre la responsabilité d'entamer la discussion des réformes institutionnelles et des réformes politiques, à réaliser en Europe. De cette manière seulement nous pourrons sortir de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons, car ni le Conseil européen, ni les gouvernements nationaux ne pourront y apporter de solution.