RELATIONS COMMERCIALES CEE-USA
par Altiero Spinelli
SOMMAIRE: Le Parlement européen examine, sur la base d'un rapport présenté au nom de la commission économique et monétaire par M. Cousté, les relations entre la Cee et les Etats-Unis. Le débat a lieu à la veille de l'installation du nouveau Président des Etats-Unis, Jimmy Carter, et à quelques jours de l'entrée en fonction de la nouvelle Commission exécutive présidée par le britannique Roy Jenkins. In "Discours au Parlement européen 1976-1986", éditeur Pier Virgilio Dastoli. (PE, le 11 janvier 1977)
Monsieur le Président, le rapport de M. Cousté et la proposition de résolution arrivent à un moment politiquement assez important. En fait, aux Etats-Unis, une nouvelle administration est à la veille de prendre les rênes du pouvoir dans ce pays et a déjà fait connaître à plusieurs reprises sa volonté de changer l'attitude à l'égard de l'Europe. D'autre part, la nouvelle Commission, qui a pris la responsabilité de diriger la Communauté, s'est engagée - nous l'avons entendu dire il y a peu de temps par M. Jenkins - à donner un nouvel élan à la construction européenne et, par vole de conséquence, à ses rapports internationaux. En conséquence, nous nous adressons aussi bien à la nouvelle administration américaine qu'à la nouvelle Commission européenne dans ce débat, et ceci lui confère un certain poids politique.
Il aurait peut-être été bon que la résolution couvre un champ plus large et qu'elle ne soit pas limitée aux rapports commerciaux, puisque disons-le franchement - les rapports commerciaux s'insèrent dans un ensemble nettement plus vaste qui concerne les rapports politiques et militaires, les rapports monétaires et financiers, le problème des relations Nord-Sud, les problèmes mondiaux de l'énergie, c'est-à-dire tout un ensemble de problèmes dont chacun influe sur les relations commerciales. Si la balance des Etats-Unis présente certaines caractéristiques, ceci n'est pas dû seulement au fait qu'il y a une certaine politique commerciale américaine et européenne, mais au fait qu'il y a une certaine politique du dollar, une certaine politique des dépenses militaires, etc. - Cependant, au cours de la précédente administration placée sous la direction et l'impulsion de son puissant secrétaire d'Etat, ses relations d'ensemble ne peuvent certes pas être définies d'une façon exacte par l'expression »très bonnes que je
vois figurer dans la proposition de résolution de la commission des relations extérieures.
Les tendances protectionnistes que nous avons vu apparaître au cours des années de l'administration Nixon et Ford sont certes dues à la crise et aux pressions exercées de ce fait par les secteurs qui se sentaient les plus menacés, mais cette tendance protectionniste a pu se manifester, comme elle l'a fait, parce que la politique commerciale était un aspect de la politique générale et cette politique générale américaine était une politique qui consistait - disons-le très nettement - à exercer sciemment une hégémonie très dure, que d'après Kissinger les Etats-Unis auraient dû exercer avant tout sur leurs alliés. Ceci est un thème que peut-être le Parlement devra un jour ou l'autre étudier dans son ensemble. J'ai voulu le rappeler ici uniquement parce que j'espère que la nouvelle administration américaine, d'une part, et la nouvelle Commission d'autre part soient bien conscientes que c'est ce rapport d'ensemble qui doit être amélioré et que de cette amélioration dépend en grande partie celle des relations comme
rciales.
Mais restons-en au thème de la résolution, c'est-à-dire au thème des relations commerciales. Le rapport Cousté et la résolution qu'il a présentée soulignent assez justement les dangers des pressions protectionnistes américaines et les difficultés rencontrées par l'administration communautaire jusqu'à maintenant pour y faire face, mais pas toujours avec succès. Elle espère à juste titre que les négociations multilatérales sur les échanges commerciaux (Tokyo round) progresseront plus rapidement et elle invite la nouvelle administration à mieux lutter contre les tendances protectionnistes. En Europe, nous sommes en fait tous assez préoccupés par le contingentement des aciers spéciaux, les mesures prises soudainement pour le soja, les menaces qui pèsent encore sur les exportations d'automobiles et de chaussures, les mesures contre le cognac, les diverses mesures protectionnistes législatives encore existantes, les périls qui menacent les investisseurs européens en Amérique. Tout ceci montre une désinvolture exce
ssive - et non pas seulement une dureté de la part des négociateurs - du fait qu'on a cédé aux pressions très fortes des industries américaines sans beaucoup se préoccuper des difficultés qu'elles causeront aux partenaires. Avec de telles méthodes il ne sera pas possible - et il faut bien le dire - d'enrayer à la longue la décomposition générale du commerce international. Il est donc utile d'insister clairement et de dire que nous attendons de la nouvelle administration américaine qu'elle adopte une attitude différente, une attitude plus consciente de l'intérêt américain, européen et mondial, en maintenant les règles du marché et en ne changeant pas celles-ci sous l'effet d'une pression quelconque.
Toutefois, je voudrais ajouter que le rapport de M. Cousté et la résolution éludent trop facilement les responsabilités qui dans le domaine restreint des relations commerciales pèsent sur la Communauté et sur l'Europe. On dit que c'est ce que nous attendons des Etats-Unis, mais on ne dit rien de ce que nous devons attendre de la Communauté et de ses institutions. Ces responsabilités concernent surtout le problème - qui a été soulevé d'ailleurs avec clarté par M. Cousté et par divers orateurs - d'un développement plus équilibré des échanges. Le rapport Cousté affirme que le déséquilibre est dû principalement à l'absence d'équilibre dans le secteur agricole. En d'autres termes c'est une invitation à peine voilée adressée à la Communauté pour maintenir, voire renforcer, le protectionnisme agricole européen, surtout en matière de céréales et d'aliments du bétail. Toutefois, cette perspective ne nous semble pas acceptable pour la Communauté. S'il est juste que la Communauté s'assure un minimum de production auton
ome de céréales et d'aliments du bétail, elle ne doit cependant pas aller au delà de la marge raisonnable de sécurité. La politique des prix agricoles, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'à maintenant, est une politique mai faite, qu'on ne peut pas vouloir défendre in extremis par une politique destinée à atténuer le déséquilibre commercial avec les Etats-Unis. Nous espérons que la Commission, et en particulier M. le commissaire Gundelach - qui du reste dans ses interventions a déjà fait allusion à ce problème - s'attacheront à réviser la politique agricole en tenant compte avant tout des consommateurs, et donc de la nécessité de fixer des prix de base, même au coût d'un accroissement des importations de céréales en provenance des grands pays producteurs que sont les Etats-Unis et le Canada.
Le vrai, le grave déséquilibre des échanges entre les Etats-Unis et la Communauté européenne se trouve dans un autre domaine dont il n'est pas question dans la résolution. Comme on le sait, le deux grands éléments importants du commerce extérieur américain sont d'une part les produits agricoles dont la production est énorme et d'autre part, les produits de l'industrie des technologies avancées, comme l'aéronautique, l'électronique, l'informatique, l'énergie nucléaire. La première source d'exportation des produits agricoles est due à la richesse des terres et aux ressources minérales de ce souscontinent que sont les Etats-Unis. La seconde est due aux capacités de l'économie américaine dans les domaines scientifique, technique et de la gestion. Or, nous ne pouvons pas faire vraiment concurrence aux terres de la vallée du Mississipi. A celles-ci nous ne pouvons opposer que les terres de ce pays que la »chanson de Roland appelle la »douce France , les terres de la vallée du Po, les terres des polders hollandais
, c'est-à-dire une superficie peu étendue et qui représente bien peu de chose à côté de l'immensité de la vallée du Mississipi.
Et l'on vient nous dire alors que c'est sur ce plan que nous devons faire porter nos efforts pour rétablir l'équilibre de la balance des paiements. En revanche, nous avons les connaissances techniques nécessaires, la capacité d'organisation et des moyens financiers suffisants pour redresser la balance dans le domaine de l'industrie à technologie avancées. Si nous ne le faisons pas, c'est seulement en raison de notre absurde incapacité à avoir dans ces domaines une politique européenne appropriée de recherche, une politique européenne appropriée de marché. Tous les Etats qui disposent d'une industrie aéronautique ou d'un secteur de l'informatique ont jusqu'à présent refusé constamment de pratiquer une politique européenne afin que cette fraction d'industrie moderne qu'ils avaient ainsi durement défendue contre l'hypothèse d'une transformation en industrie communautaire soit vendue ou soit sur le point de l'être ou réduite à l'état de filiale des géants industriels américains. Il nous faut maintenant corriger
ce déséquilibre et on ne peut prétendre que ceci sera fait dans l'administration Carter et par les Américains, ni d'une manière générale par l'Etat et les entreprises privées américaines.
Cette tâche incombe à la Communauté.
C'est le devoir de la Commission d'agir de manière - à proposer dans ce domaine ce que l'on doit faire et il appartient au Conseil - tant que la Communauté maintiendra la structure actuelle - de décider dans ce domaine dans un sens communautaire en regardant au-delà des intérêts purement nationaux de chaque pays. Nous déplorons que la résolution passe sous silence ces responsabilités de la Communauté dans le déséquilibre commercial entre les Etats-Unis et l'Europe. Nous voterons en faveur de la résolution car nous ne voulons pas affaiblir l'invitation justifiée et pressante qu'elle adresse à la nouvelle administration américaine, mais nous espérons qu'elle n'oubliera pas d'une part les responsabilités qui incombent à la Communauté pour le bon développement des relations commerciales avec les Etats-Unis et, d'autre part, la nécessité dont je parlais au début de mon intervention d'envisager la politique commerciale dans une vision d'ensemble des rapports entre la Communauté et les Etats-Unis, vision dans laque
lle il nous appartient de reprendre avec force la construction européenne supranationale, alors qu'il appartient aux Etats-Unis d'adopter une attitude de compréhension et d'acceptation de ce processus d'unification, en renonçant à cette hautaine attitude d'hégémonie qui a caractérisé au cours de ces huit dernières années la politique étrangère de M. Kissinger.