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Finkielkraut Alain - 15 dicembre 1983
L'INJONCTION DE BUCHENWALD

par Alain Finkielkraut

SOMMAIRE: La guerre en ex-Yougoslavie bafoue toutes les lois de la guerre et réintroduit ce que l'Europe née d'Auschwitz et de Buchenwald avait fait le serment de ne plus jamais tolérer sur son sol. (Le Monde, Paris, mercredi 15 décembre 1993).

Dans un opuscule intitulé Sur l'expression courante: il se peut que ce soit juste une théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, Emmanuel Kant écrit que le drame de l'histoire humaine doit recéler un sens pour que l'on s'y intéresse durablement. Faute d'enjeu clair, de direction assignable, ou de solution visible, les acteurs continuent de se passionner car, dit Kant, ils sont fous, c'est à dire prisonniers de leurs visions partielles, mais le spectateur même le mieux intentionné, lui, se lasse immanquablement: "il en a assez d'un acte ou de l'autre dès qu'il a des raisons d'admettre que la pièce qui n'en finit jamais est la même indéfiniment."

Le spectateur du conflit en Croatie et en Bosnie-Herzégovine est aujourd'hui très exactement dans l'état décrit par Kant.

La lassitude du spectateur

Depuis que la guerre s'est dégradée là-bas en mêlée indistincte et interminable, depuis que tout le monde se bat contre tout le monde - les Serbes contre les Croates et les Musulmans, les Croates contre les Musulmans, les Musulmans contre les Croates, les Musulmans entre eux, les Serbes avec les Croates contre les Musulmans, les Musulmans contre les Croates avec un armement gracieusement fourni par les Serbes - et depuis que les agressés recourent dans les combats qui les opposent aux méthodes de leur agresseur, l'opinion éclairée baisse les bras.

Elle n'est pas aujourd'hui plus misanthrope ou moins cosmopolite qu'hier. Simplement, la confusion généralisée et le radotage de l'horreur ont eu raison de sa curiosité. "Contempler un temps cette tragédie, dit encore Kant, est peut-être émouvant et instructif. Mais il faut bien qu'enfin le rideau tombe." Et malgré l'entrée de Sarajevo dans un deuxième hiver sans chauffage, sans eau et sans armes pour riposter aux bombardements serbes, le rideau est en train de tomber.

Aussi forte, en d'autres termes, que soit notre tentation de dénoncer une fois encore la frivolité moderne et cette vitesse de l'actualité qui fait de tous les spectateurs du monde des sujets à la fois émotifs et inconséquents, compatissants et oublieux, débordants de sentimentalité et totalement insensibles, nous ne pouvons, dans le cas présent, en rester à cette explication. Kant nous contraint de donner statut à la lassitude actuelle du spectateur.

Mais le même Kant, dans le même texte, nous permet de ne pas laisser le dernier mot à cette démobilisation. Tirant de son constat la conclusion que l'histoire humaine doit avoir un sens, il découvre ce que Hegel appellera plus tard le travail du négatif: "La misère, écrit-il, qui naît des guerres incessantes, dans lesquelles des Etats recherchent l'abaissement et la soumission des autres, doit finalement les amener, même contre leur volonté à en venir à une constitution cosmopolite: ou bien si un tel état de paix universelle (...) est d'un autre côté encore plus dangereux pour la liberté, puisqu'il conduit au plus terrible despotisme, cette misère n'en doit pas moins les contraindre à une condition qui, pour n'être pas une république cosmopolite sous un chef, est cependant une condition juridique de fédération, selon un droit des gens concerté en commun."

Ce scénario imaginé par Kant en 1793 s'est réalisé en Europe à partir de 1945: au lendemain de la capitulation nazie, l'Europe s'est engagée dans la construction non de l'Etat fédéré (Völkerstaat) mais bien, selon la prévision de Kant, de la Fédération d'Etats (Völkerbund) pour éviter à la fois l'instauration du despotisme et le retour de la guerre. Et c'est ce modèle d'alliance ou sa variante scandinave que les Républiques de Slovénie et de Croatie ont essayé sans succès d'opposer à la brutale mainmise de la Serbie sur la Fédération yougoslave.

Lors du référendum organisé en Croatie le 19 mai 1991, soit après le massacre par des séparatistes serbes d'une dizaine de policiers croates à Borovo Selo (et après que leurs cadavres préalablement découpés et recomposés différemment eurent été renvoyés dans des colis au ministère de la défense croate), les électeurs ont répondu massivement oui à une proposition ainsi libellée: "La Croatie en tant que pays souverain et indépendant garantissant l'autonomie culturelle et tous les droits civiques aux Serbes et aux membres des autres nationalités vivant en Croatie, peut avec d'autres républiques se joindre à une confédération d'Etats souverains." La riposte à ce choix fut la guerre. Non la guerre civile comme on l'a dit négligemment et comme on le ressasse machinalement, mais une guerre contre les populations civiles "prises comme ennemies en tant que telles et attaquées avec les moyens militaires qui seraient adéquats contre une autre armée" (Véronique Nahoum-Grappe).

La peur de la puissance allemande

Cette guerre bafouait toutes les lois de la guerre et réintroduisait en Europe cela même que l'Europe née d'Auschwitz et de Buchenwald avait fait le serment de ne plus jamais tolérer sur son sol. A ce défi, les assermentés du 'Nie Wieder ("plus jamais ça") ont réagi en disant que les vrais ennemis de l'Europe n'étaient pas les agresseurs mais les sécessionnistes, car ils choisissaient la voie du morcellement contre celle de la fédération et la régression tribale contre le progrès de l'humanité vers un "droit des gens concerté en commun". Ainsi s'est notamment exprimé le président de la République française. Confondant, en très mauvais héritiers de Kant, l'exigence cosmopolitique avec le mépris des nations, beaucoup d'intellectuels lui ont emboîté le pas. Mais ce serait faire injure à la culture de François Mitterrand et à son intelligence que de l'accuser, lui, de croire à ce qu'il disait. N'affirmait-il pas tout récemment à Andorre que l'"existence des petits Etats indépendants" était "l'une des richesses d

e l'Europe"?

Ce n'est pas la peur de l'émiettement qui a conduit la France et l'Angleterre à laisser le plus longtemps possible les mains libres à la Serbie, c'est la peur de la puissance allemande. Mieux vaut, estimait-on dans nos chancelleries, une grande Serbie construite les armes à la main qu'une Allemagne étendant encore sa zone mark et sa sphère d'influence mitteleuropéenne à la faveur du démantèlement de la Yougoslavie. Une Allemagne affaiblie pour une Europe affermie: tel fut le calcul de nos dirigeants.

L'actuelle Union européenne était censée prendre acte de l'échec définitif de la politique de l'équilibre des puissances dont Kant disait déjà, dans le même opuscule, qu'elle ressemblait à "la maison de Swift qu'un architecte avait si parfaitement construite selon toutes les lois de l'équilibre qu'elle s'écroula dès qu'un moineau vint s'y poser". En fait, cette politique n'a pas été répudiée par l'Europe de Maastricht, elle s'est perpétuée en son sein. Résultat: l'Europe qui ne s'est pas donné les moyens de punir la conquête est en train de l'avaliser. La force fait le droit et comme là où la seule loi qui règne est la loi du crime, tout le monde devient criminel, nous assistons aujourd'hui au spectacle décourageant de 'la contamination' des agressés par les agresseur. Certes, la métaphore épidémique ne doit pas être conduite jusqu'à la disculpation des politiciens musulmans ou surtout croates. Tout en proclamant son attachement à une Bosnie des citoyens, le parti du président Izetbegovic mobilisait, lors du

recensement de 1991, la population musulmane autour du slogan "De notre nombre dépendent nos intérêts", slogan difficilement compatible avec la définition classique de la citoyenneté. Quant au président Tudjman, il éprouvait sans doute une réelle inquiétude pour le sort de la minorité croate dans un Etat à majorité musulmane, mais les mobiles déterminants de son hostilité envers la cause bosniaque sont ailleurs: il a cru, en réaliste candide, que l'acceptation des conquêtes serbes en Bosnie lui vaudrait la restitution des territoires occupés de Croatie. Il a donc joué, d'entrée de jeu, la carte du partage et ce choix ne pouvait que mener à la constitution par la violence de trois territoires ethniquement purs en Bosnie.

Le réalisme et la force brute

Les responsabilités locales sont donc accablantes, à tous les sens du mot et la destruction du pont de Mostar par les forces de l'HVO est un attentat contre la beauté du monde aussi criminel que les bombardements serbes de Dubrovnik. Il reste que les uns n'auraient pas été tentés de rassasier le fauve ni les autres amenés à s'emparer de la Bosnie centrale et à vouloir se frayer par la force un débouché sur l'Adriatique si l'Europe n'avait elle-même indiqué le chemin en faisant clairement savoir aux belligérants qu'elle ne défendrait pas l'intégrité de la Bosnie, en dépit de sa reconnaissance internationale, et que chacun recevrait autant de territoires qu'il peut en conquérir.

Cette Europe dénonce maintenant un jeu dont elle a fixé les règles. Elle impute à leur délire une libanisation qui est, en fait, sa jurisprudence et elle réussit ainsi le prodige de justifier par ses conséquences mêmes la politique d'abandon qu'elle a suivie depuis le début de la guerre. "Vous voyez bien, laisse-t-elle entendre à une opinion désorientée et fatiguée par l'imbroglio bosniaque, que les balkans ne valent pas les os d'un seul grenadier européen!"

Cependant, si les assiégeants de Sarajevo se voient offrir un deuxième hiver de siège et si l'Allemagne et la France (désormais réconciliées autour de la théorie et de la pratique de l'apaisement) réussissent à convaincre la communauté internationale de lever l'embargo sur la Serbie moyennant la restitution de 3% de ses conquêtes, cela voudra dire que dans l'Europe du 'Nie Wieder' et à l'abri de la commémoration du génocide, le réalisme qu'on ne voulait plus jamais revoir impose à nouveau le règne sans partage de son esprit de concession aux arguments de la force brute.

On ne peut imaginer plus parfaite imposture ni démenti plus cinglant au pari kantien sur le sens de l'histoire humaine. Face à ce spectacle-là, pourtant, la lassitude nous est interdite. Car nous ne sommes pas spectateurs, nous sommes européens, c'est à dire impliqués dans les décisions des Douze, et dans leur actuelle tentative "de la dernière chance" de faire plier les agresseurs pour mettre fin à la guerre.

C'est la raison pour laquelle, avec Marek Edelman et Vitas Landsbergis, j'ai participé le 14 novembre à la réunion pour la Bosnie qui a eu lieu dans le camp de Buchenwald à l'initiative d'une organisation humanitaire allemande: l'Association pour les peuples menacés.

Certes, il ne se passe pas la même chose à Sarajevo qu'à Buchenwald. Mais les différences n'excusent rien car Buchenwald n'est pas seulement un lieu de mémoire, c'est une injonction et, il faut le répéter inlassablement même si les chances d'être entendu s'amenuisent chaque jour, l'obéissance à cette injonction est pour l'Europe une question de vie ou de mort spirituelle.

 
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