JOURNEES ANTIPROHIBITIONNISTES DE BRUXELLES: INTERVENTION D'EURICO DE FIGUEIREIDO (*)
Je suis psychiatre et je n'ai jamais accepté les règles de la prohibition. C'est par la voie de ma profession, de l'expérience, du contact avec les problèmes de la toxicomanie que mes opinions antiprohibitionnistes se sont renforcées.
Ma première expérience traumatique s'est produite à l'âge de 21, 22 ans. J'étais alors émigré politique en Suisse et je terminais mes études de médecine dans le service d'alcoologie. Un jour, je me suis adressé au directeur de service en lui disant: l'alcool c'est bien pire que la drogue. Nous étions dans les années 1965, 1966. Ce professeur m'a alors répondu: C'est vrai, mais surtout, tais-toi!.
Ma position n'a pas changé. Je suis moi-même devenu ensuite professeur titulaire de psychiatrie au Portugal et d'un point de vue professionnel, je ne pouvais cacher mes opinions. J'ai par la suite été choisi comme porte-parole par le parti socialiste portugais. J'avais alors en mémoire ce qui s'était passé quelques années auparavant avec Schwarzenberg et je me suis dit que je devais profiter de la première occasion qui me serait donnée pour pouvoir expliquer publiquement ma position par rapport à la drogue. La situation s'est présentée 2 ou 3 semaines plus tard quand le journal le plus sérieux du Portugal m'a demandé une interview sur le problème de la santé et, entre autres, sur celui de la drogue. J'ai profité de cette interview pour dire tout ce que je pensais et continue d'ailleurs de penser. D'abord que l'interdiction des substances capables de produire la toxicomanie implique la possibilité de créer un marché clandestin de dépendants et que la dépendance, lorsqu'elle est créée dans un marché clandestin
, est pratiquement irréversible. J'ai ensuite parlé de tous les effets paradoxaux: la délinquance, la mort, la prison, l'enrichissement des mafias et la corruption. J'ai même osé poser la question du point de vue de la liberté et des droits de l'homme. Cette interview fut un vrai scandale. Le problème de la drogue au Portugal était alors absolument tabou. Ce scandale a été une bonne chose mais il a eu des aspects désagréables. Des articles de presse demandant mon arrestation pour incitation à la consommation furent publiés. La télévision a même diffusé d'anciennes images où j'apparaissais, sortant du Parlement pour dire: Figueireido, après avoir jeté la panique au Portugal, s'enfuit. C'était d'ailleurs un peu vrai. Pendant une semaine je ne suis pas apparu en me disant qu'il fallait que la chose explose et que le débat ne soit pas trop centré sur moi. D'un autre côté, ce débat a été extrêmement intéressant dans la mesure où des gens avec une réputation scientifique incontestable m'ont appuyé. Tout d'abord, l
e président de l'association des pharmaciens portugais, un professeur titulaire de pharmacologie, ensuite un professeur titulaire de médecine légale qui était alors président de l'association portugaise de médecine légale ainsi qu'un grand nombre de faiseurs d'opinion (...) dont l'un déclara: "je dois avouer que je suis un criminel car je pense la même chose depuis des années et je n'ai jamais osé le dire".
Ce fut le début d'un débat. Et du point de vue de la qualité des interventions, celles des gens qui m'ont appuyé étaient bien plus intéressantes que celles des gens qui m'ont attaqué. C'est à ce moment-là aussi que nous avons créé la Soma, en faisant le choix de la crédibilité scientifique. Notre association est composée de professeurs titulaires dans les domaines les plus importants liés à la drogue: des professeurs de psychiatrie, de médecine légale, de droit, d'économie, de psychologie clinique, etc. Notre conseil scientifique est constitué d'une douzaine de professeurs titulaires et ce, dans un pays comme le Portugal, où la crédibilité universitaire joue un rôle très important. Je pense que les gens qui font vraiment l'opinion publique au Portugal ont été conquis par cette idée antiprohibitionniste. Ce débat a commencé en 1993.
Quatre ans après, j'aimerais vous donner quelques échos de ce que ce débat a produit. J'aimerais, à ce sujet, vous lire quelques lignes de la déclaration du Président de l'Assemblée nationale portugaise prononcées lors de la présentation du compte-rendu de l'Observatoire des Drogues au niveau européen:
"Jusqu'à maintenant, nous n'avons choisi qu'un seul chemin: la répression. Il y a de plus en plus de polices, il y a de plus en plus de gens arrêtés, les condamnations sont de plus en plus graves et le résultat, nous le connaissons. Les mafias deviennent de plus en plus riches, les moyens de lutte contre la drogue sont de plus en plus chers et de plus en plus sophistiqués, le nombre de toxicomanes est de plus en plus important, les crimes liés à la drogue sont de plus en plus extensifs et les drogués remplissent à 80 pour cent nos prisons. Les réponses sont de plus en plus inefficaces et le défi est de plus en plus grand surtout quand on sait que seuls 10 pour cent environ des trafiquants sont arrêtés."
J'aimerais maintenant vous faire part d'un deuxième diagnostic à savoir, celui du Président de la République portugaise:
"Les politiques qui ont été dessinées et appliquées pour contrôler les effets et les problèmes de la drogue ont conduit à des résultats désastreux et même pervers. La prohibition est le principe fondamental qui a inspiré les politiques en matière de drogue. Au vu des résultats, nous avons cependant des doutes profonds en ce qui concerne son efficacité. La politique prohibitionniste n'est pas parvenue à contrôler la consommation de la drogue. Il existe de plus en plus de criminalité, conséquence de la prohibition. Il existe une mortalité associée liée soit à la drogue impure soit au Sida ou à d'autres maladies transmissibles et celle-ci augmente tous les jours."
Il semble donc difficile de dresser un bilan qui soit plus dramatique. Ce diagnostic a été fait, comme je vous le disais, par le Président de la République et celui de l'Assemblée de la République.
Dès lors, que faut-il faire pour changer les choses quand nous pensons qu'au niveau de l'opinion la plus sophistiquée au Portugal nous sommes parvenus à gagner le pari?
Pour changer, il y a notamment trois propositions comme vous l'a dit Joao De Menezes Ferreira ce matin. Une première des Jeunesses socialistes et qui demande la dépénalisation de la consommation individuelle. Une deuxième qui provient des Jeunesses social-démocrates. Comme vous le savez probablement, le Parti social démocrate couvre un spectre assez large puisqu'il va d'une droite très radicale au centre gauche. Cette proposition claire selon laquelle les médecins doivent pouvoir prescrire de l'héroïne est donc à l'avant-garde de ce parti, même si celui-ci est très ouvert puisqu'il compte des membres tels que l'ancien ministre de la santé du Parti social-démocrate (Paulo Mendo, ndlr), l'un des plus grands combattants en faveur de la dépénalisation.
Pour ma part, je voudrais, en collaboration avec la Soma, continuer à intervenir sur l'opinion publique afin de pouvoir changer les lois. Nous pensons que changer les lois sans changer l'opinion publique demeure une solution précaire. Nous pensons que sans ce changement de l'opinion publique, les politiciens risqueraient de ne pas comprendre qu'ils ont intérêt à changer eux-mêmes d'opinion.
Nous avons pu constater que quand nos arguments incisifs sont incisifs du point de vue de la vérité, quels que soient les milieux, les gens changent. Quels que soient les endroits où je suis intervenu avec une certaine brutalité de langage, sans dorer les choses, et c'est un peu mon style dans l'intervention politique, les gens réfléchissent et changent d'opinion. Je prendrais l'exemple d'un débat auquel ont participé 400 universitaires. Au début de la rencontre, l'assemblée était partagée entre une moitié relativement prohibitionniste et une autre antiprohibitionniste. A la fin du débat, nous avons demandé s'il y avait un prohibitionniste dans la salle. Personne n'a osé lever la main. J'ai donc l'impression que quand il y a débat, les gens changent.
Dans 2 ou 3 mois, nous voterons au Parlement portugais la loi sur le référendum. Avec cette loi, je pense que la Soma et les antiprohibitionnistes se trouveront confrontés à un grand pari à vaincre. Cette loi prévoit que 10 pour cent des électeurs pourront convoquer un référendum d'initiative populaire. C'est extrêmement difficile mais je suis sûr que nous aurons ces 10 pour cent, que 400 ou 500.000 portugais signeront une demande de référendum. Même si au départ, la Soma, était une organisation de savants, je pense qu'elle devrait se transformer en une association populaire et de militants. Je pense que si nous entrons à l'Assemblée de la République avec 500.000 ou 600.000 signatures, le Portugal changera. C'est absolument inévitable. C'est un grand défi pour nous, c'est un pari.
Alors dans 2 ans, nous reviendrons ici pour vous dire si oui ou non nous avons gagné le pari.
(*) psychiatre, député socialiste, Portugal.