JOURNEES ANTIPROHIBITIONNISTES DE BRUXELLES: INTERVENTION DE MICHEL SITBON
Bruxelles, le 11 décembre 1997
Il y a un mois, certains d'entre nous étaient à Rome pour la campagne du Parti Radical afin d'essayer de soulever notamment la question de la prohibition du cannabis. Nous avons été frappés par le fait que malgré la particularité du geste symbolique que nous commettions et qui était une distribution de cannabis illégale, la presse n'en a pas parlé si ce n'est il 'Corriere delle Sera'.
C'est pourquoi, j'ai été assez surpris par le retentissement qu'a eu, hier à Paris, l'envoi du CIRC aux 577 députés français d'un joint accompagné du pamphlet intitulé Cannabis, l'être législateur que j'ai d'ailleurs édité.
J'aimerais d'abord souligner la position de la gauche dans la mesure où on en parle beaucoup. Monsieur Arnaud de Montebourg, jeune député socialiste, brillant avocat, a réagi sans beaucoup de nuance: C'est de la merde! Je l'ai mis à la poubelle! C'est un scandale! La droite douce mène à la droite dure comme la drogue douce mène à la drogue dure! Un grand philosophe donc!
Quant à monsieur Emanuelli, plus éminent député socialiste, il a juste dit: De quoi me parlez-vous? Ma secrétaire ne m'a pas transmis le paquet. Je vais vérifier, je ne suis pas au courant. Cela dit, TF1 et France 2 en ont parlé au journal de 20 heures pendant 5 minutes.
Quant à madame Boutin, elle a réagi différemment puisqu'elle a dit qu'elle portait plainte devant la treizième chambre correctionnelle et c'est, je crois, pour tentative d'homicide volontaire.
Il y a cependant eu quelques réactions positives dont celle de monsieur Asquet, député vert. Il a d'abord remarqué que si par hasard cette initiative permettait aux députés d'être mis au courant au cas où ils ne le seraient pas, c'était plutôt pas mal. Et je dirais même, pour souligner son propos, que ce serait un service public que de les informer sur la question. Il a ensuite redit des choses évidentes et de bon sens telles que nous aussi pouvons en redire tous les jours mais qui ont eu l'avantage de passer à la télévision française, au journal de 20 heures, ce qui ne se produit pas tous les jours.
Quant à la presse écrite, elle a été plus modeste mais a quand même rapporté l'événement et, manifestement, il pourrait y avoir des suites et j'espère que des plaintes parlementaires vont être déposées.
Demain, nous avons des réunions de la toxicomanie convoquées par monsieur Kouchner qui, du coup, s'engagent sous le meilleur signe. Monsieur Kouchner avait prévu une réunion somnifère et préparait la réforme la plus édulcorée qui soit, nous verrons dès lors quel débat nous aurons.
Et je voudrais enchaner là-dessus sur une autre observation qui a été faite tout à lheure quand on parlait du Portugal. Personnellement j'ai commencé à m'intéresser à cette problématique vers la fin 92, c'est-à-dire assez tard par rapport à des gens comme Marco Pannella qui, pour sa part, a commencé en 72. Et depuis, je peux dire que je constate une évolution absolument vertigineuse des consciences, des débats, des idées en circulation, une maturation non seulement de nos propres consciences mais aussi des débats publics et des politiques. Trouver en 92, 90 et en 72 n'en parlons même pas, un politique qui ait une idée qui soit à peu près cohérente et pas complètement hystérique ni farfelue sur la question, était impossible.
Aujourd'hui nous discutons de savoir si, au Parlement européen, madame Eddy d'Ancona va proposer des réformes intéressantes. Comme elle le disait auparavant, elle a obtenu la majorité en Commission. Les Choses évoluent et l'urgence du discours que nous portons ici est de plus en plus manifeste pour tout un chacun.
La question de la catastrophe de l'héroïne-Sida a effectivement servi de déclencheur et il est évident que si les consciences ont évolué rapidement ces dernières années, c'est entre autres sous le choc de cette information: la prohibition tue. Ce n'était pas seulement une connerie idéologico-religieuse intéressante, amusante ou hystérique. C'était plutôt rigoureusement, techniquement très dangereux et un certain nombre de professionnels de la santé notamment ont commencé à s'alerter, à voir les chiffres et les catastrophes s'accumuler. Ils ont commencé à voir les junkies défiler par dizaines, par centaines, par millions sur terre pour finalement crever du Sida, d'hépatite C, etc. Le coût général pour la santé publique a commencé a devenir déraisonnable. Tous nos appareils de santé publique sont plus ou moins fragiles et ont des problèmes. Et, tout d'un coup, est apparu manifeste pour le gestionnaire le plus pondéré, le plus raisonnable, le plus conservateur même, qu'il fallait d'urgence faire quelque chose.
Je reviens de Chine et j'ai étudié le dossier des drogues là-bas. Dans ce pays, le phénomène de diffusion de l'hérone est quasiment semblable à celui de l'opium au 19ème siècle. Plus la répression est dure, plus l'héroïne devient rare et plus les gens la consomment par intraveineuse au lieu de la fumer. Donc, dès que la répression arrive, arrivent aussi les shooteuses qu'ils partagent généralement puisque la shooteuse est la chose la plus rare qui soit. L'épidémie de Sida en Chine est, comme le disent certains analystes, une bombe démographique inversée.
Le cataclysme qu'il y a eu en Ouganda, en Afrique du Sud, au Zaïre,.. et je ne parle pas du génocide mais du Sida est tellement terrible que l'on ignore si l'Afrique parviendra à se développer normalement. Même si dans le cas de l'Afrique il n'existe pas un rapport direct avec la consommation par intraveineuse, tout cela constitue un ensemble. Par contre, en Asie du sud-est, nous avons un phénomène directement relié à la prohibition des drogues et à la prohibition de l'hérone en particulier.
J'aimerais vous raconter une anecdote que j'ai apprise il y a deux jours. Vous ne me croirez sans doute pas et considérez que je prends ceci sous ma stricte responsabilité. Elle provient des meilleures sources et je vais donner ma source, même si la personne concernée risque de ne pas être contente, pour qu'au moins tout soit clair. Il y a deux jours donc, j'ai assisté à une conférence de Gérard Prunier à l'Institut français de relations internationales à Paris à propos du Zaïre, du Rwanda et des stratégies de la France et des États-Unis dans la région. Monsieur Gérard Prunier qui est chercheur au CNRS et auteur de 'Histoire du génocide du Rwanda', m'a dit en sortant: il y a cette histoire des champs de cannabis. Il faisait allusion au fait qu'au Sud du Rwanda, Jean-Christophe Mitterrand aurait eu des cultivations de cannabis. En dépit du fait que je considérais que cela n'était que marginal relativement à l'explication de ce principal crime qu'un État européen ait commis dans une période récente et qui est
l'intervention française au Rwanda ayant permis le génocide d'un million de Tutsis en 1994, monsieur Prunier m'a expliqué que cette donnée a été capitale pour expliquer le rapport psychologique entre monsieur Jean-Christophe Mitterrand et son père. En effet, Monsieur Jean-Christophe Mitterrand aurait fait pression sur monsieur François Mitterrand pour que la France ait une politique solidaire du régime rwandais et ce, jusqu'au génocide parce qu'il était principal actionnaire d'une compagnie qui s'appelle Sucre et Denrées produisant essentiellement du cannabis au Rwanda à destination du marché américain. Or même si, effectivement, le cannabis sur le marché africain ne vaut rien, ce n'est par contre pas le cas aux États-Unis!
Ceci pour dire que la prohibition c'est rigolo mais ça peut produire des petits déraillements comme, au passage, un petit génocide en Afrique. C'est un scoop, je vous le livre comme tel, l'enquête est ouverte sur la compagnie Sucre et Denrées. Mais je crains fort que là, nous ayons quelque chose d'intéressant notamment comme allégorie sur cette espèce de folie furieuse de la prohibition dont il est urgentissime de sortir.
J'ai déjà été trop long et je vais donc essayer d'abréger un ou deux points que je voudrais aborder. Différents intervenants ont parlé de ces questions de désobéissance civile. J'ai moi-même été à Rome, ravi d'être initié à cet exercice par nos amis du Parti Radical italien. Cela me semble une excellente piste même si cela ne marche pas à tous les coups.
Ceci dit, mes camarades du Circ envoient 577 joints et ils sont propulsés au journal de 20 heures. Ce qui m'a impressionné dans cette action, c'est qu'en fait il a suffit de violer le tabou c'est-à-dire de mettre en circulation ce petit truc de cannabis pour que, d'un seul coup, le système disjoncte. J'ai alors pensé à cette histoire de tabou et étant assez d'accord avec ce que disait Joao de Menezes Feirrera - à savoir, qu'au Portugal, l'hérone est ressentie comme un problème plus important - je me suis dit que si nous voulions poser la question de l'héroïne et que nous voulions commettre un geste symbolique de façon à être sûr que la question soit posée sur la table directement, on devrait se faire un shoot d'héroïne en public. Cela n'a tué personne si c'est fait dans des conditions sanitaires raisonnables. Nous le ferions, n'ayant aucun goût pour cela et n'ayant jamais fait cela.
La consommation d'héroïne par intraveineuse est le symbole même de la chose la plus tabou aujourdhui. Tous les débats de réduction des risques attestent de cet état d'esprit. A ce propos, il y avait un article dans Le Monde d'hier de trois grands experts kouchneriens. Ceux-ci disaient que tout le problème était d'écarter les junkies de l'intraveineuse. Il ne fallait donc surtout pas leur donner le subutex parce qu'étant un liquide, ils pourraient se le shooter. Ils proposaient donc de trouver des médicaments qui empêchent l'injection.
Ceci pour dire que s'il y a de mauvaises réformes demain, ce sera pour ça! Ce sera parce qu'on n'aura pas été au coeur du tabou. Il y a neuf chances sur dix que des tas de propositions de réformes aient lieu. Il va y avoir très certainement des aménagements du dispositif général de la prohibition. Mais il y a dix chances sur dix pour que ces réformes soient des mauvaises réformes.
Pour empêcher cela, il faut pouvoir regarder en face toute la réalité de ce problème. Et, par exemple, ce petit détail du shoot d'héroïne qui donne un flash aux junkies. C'est la chose que, par définition, tous nos camarades réducteurs de risques ne veulent pas regarder. Ils préfèrent regarder dans une autre direction, celle des substitutions. Il faut substituer au plaisir. Il faut de préférence rester dans la métaphysique générale de la prohibition qui est la persécution religieuse du plaisir. Ma conclusion philosophique vaut ce quelle vaut, mais je crois que la philosophie générale de la prohibition se résume, en son noyau radical, au puritanisme. Et nous avons d'ailleurs face à la prohibition des drogues à peu près la même chose que par rapport à la pornographie, la sexualité, etc. Ce sont les mêmes dispositifs qui se reproduisent.
Tout cela pour dire que la désobéissance civile est un instrument spécialement intéressant dans ce contexte-là puisqu'elle utilise notamment les symboles. Le terrain spécifique de la prohibition des drogues est, symboliquement, passionnant. Il n'y a que des symboles, que des tabous.
J'ai cependant l'impression qu'il y a, comme je vous le disais, une mobilité générale des esprits, que le terrain est explosif. Jamais je n'ai vu un truc politique, social, culturel aussi profond qui soit dans une phase de mobilité aussi étonnante, où les consciences sont irréparables.
Un ami à moi est allé dans un lycée en Vendée. Tous les gamins de 15 à 20 ans fument et tous ont compris mieux que nous tous les conséquences sur toutes les drogues, les classifications, le problème de celle-ci et de celle-là. Au stade où les gamins savent mieux que l'Assemblée générale de l'ONU, on ne sait pas ce qui peut se passer. Les Parlements, les Assemblées, etc. sont ridiculement en retard sur la conscience de leur époque. C'est un cas étonnant de schizophrénie spécialement dangereuse.
On parlait ce matin de la réunion de ce machin, comme disait De Gaulle, qui aura lieu en juin et qui devrait réfléchir à réviser éventuellement la Convention unique qui serait le verrou. Je voudrais dire un mot pour terminer mon sentiment là-dessus. Verrou! Mon oeil! N'importe quel État demain peut dire je déchire la Convention universelle de 1961 et ne m'en occupe plus! Et que vienne l'Assemblée de lONU qui va condamner l'État qui, pour des raisons de bon sens, pragmatiques et de survie de sa population, décide de résilier et de ne plus marcher dans cette Convention. Il faut arrêter ce blocage dramatique et psychiatrique. Les Conventions sont faites pour être signées ou pour être déchirées si elles sont mauvaises. C'est mon point de vue. Et n'importe quel État a la liberté de conscience par rapport à cette question. Pour ma part, si je dois attendre que l'ensemble de l'humanité ait compris pour pouvoir sauver mes frères, cela me pose problème.
Il y aura donc en juin cette réunion de lONU et je me demande pourquoi il faudrait considérer que c'est perdu. La mobilité encore une fois c'est la seule chose que l'on constate et une échéance de ce type est une occasion. La plupart des organisations, la plupart des partis prohibitionnistes sont des partis strictement criminels. Si les États-Unis ont des positions prohibitionnistes sur terre c'est parce qu'il y a le commerce de la cocaïne en Amérique Latine, le commerce de l'héroïne en Asie du sud-est. Que ce soit en Afghanistan où ça a servi à financer la guerre contre les russes comme on le sait, que ce soit en Birmanie où ils sont associés au dictateur birman. De toute évidence, toutes les analyses depuis Alfred Mac Coy, auteur de la politique des drogues en Asie du sud jusqu'au dernier livre sur la cocaïne en Amérique latine, établissent que le gouvernement américain est strictement, techniquement compromis dans le commerce international des drogues. Je suppose que je ne vous apprends rien ici.
Nous allons donc arriver à cette réunion de l'ONU et il va être question de négocier avec des gouvernements strictement criminels, de savoir si l'on peut tout de suite ou plus tard appliquer des dispositions urgentes pour l'humanité. Et la position est d'ores et déjà intenable parce que le simple fait que l'on puisse dire des bêtises comme je suis en train d'en dire ici, que l'on puisse réagir de ça et de là, que l'on puisse enregistrer au Portugal ces évolutions spectaculaires de l'opinion publique, des consciences individuelles, bref, tous ces éléments qui font que l'on peut s'attendre à tout. Et rien n'interdit d'utiliser cette histoire de juin pour faire un scandale planétaire. Ils veulent faire la journée mondiale de la répression des drogues et bien que cela soit la journée mondiale de la libération des drogues.