par Pascal Fontaine
Chapitre 1 - La construction européenne au service des hommes
La construction européenne est une entreprise sans précédent: elle vise à faire agir, à l'intérieur d'un cadre pacifique, des hommes longtemps séparés par la barrière des préjugés, qui se transformaient rapidement en facteur d'affrontements. Aujourd'hui, la recherche de l'intérêt commun l'emporte sur la suspicion ou la rivalité. Les Européens vivent en paix depuis plus de quarante ans et ont bénéficié d'une croissance économique très rapide qui leur a permis de reconstruire leur pays ruiné par la guerre et de se moderniser. L'apport de Jean Monnet durant cette phase de renaissance de notre continent a été déterminant. Il a placé son expérience d'homme d'action et d'organisateur au service des États vainqueurs et vaincus sans discrimination. Il les a persuadés de tirer un trait sur le passé pour faire avancer l'Europe sur une base nouvelle.
»Regroupons nos efforts, adaptons-nous au nouvel état du monde
Son message a là force des idées simples. Au lieu de s'épuiser à la recherche des responsabilités d'un conflit atroce, les pays doivent unir leurs forces pour faire de l'Europe une entité libre et prospère. La nécessité de l'époque, c'est le regroupement des économies, c'est la fusion des intérêts et la mise à niveau des forces de production dans un monde dominé par la compétitivité et le progrès. Mais le message de Jean Monnet va encore plus profondément: il est de nature politique, car il s'attaque au coeur des souverainetés nationales. Celles-ci, disait-il en substance, sont dépassées si elles ne permettent plus aux peuples européens de vivre au rythme de leur temps, à l'ère des grandes puissances. Face aux États-Unis et à l'Union soviétique, qui sortent renforcés de la Seconde Guerre mondiale, les pays du vieux monde n'auront plus le choix qu'entre la marginalisation ou l'union.
L'union, affirmait-il, cinq ans à peine après la fin de la guerre, ne peut procéder que d'un choix nouveau, qui consiste à faire gérer les intérêts communs par des institutions démocratiques et efficaces. Ces institutions ne doivent pas chercher à concurrencer ou à se substituer aux institutions nationales: elles doivent organiser avec elles des rapports de complémentarité et agir dans les domaines où l'action nationale se révèle inadaptée et impuissante. Ainsi du commerce mondial, de la monnaie, de la sécurité, du rôle et de l'influence de l'Europe dans un monde en pleine mutation.
Aujourd'hui, à l'aube du XXIe siècle, ces principes n'ont pas perdu de leur actualité. Au contraire, leur validité apparaît éclatante tant l'évolution planétaire devrait inciter les Européens à choisir le chemin de l'unité pour faire face aux nouveaux défis: les technologies émergentes, l'instabilité monétaire, l'explosion démographique du tiers monde, les tentations protectionnistes, le terrorisme international, la protection de l'environnement. Les exigences auxquelles étaient confrontés les Européens au lendemain de la guerre et celles qui attendent les jeunes générations d'aujourd'hui ne sont certes pas similaires. Nos pays sont en paix et vivent quotidiennement la démocratie. Ils sont modernisés, prospères, même si le chômage et la nouvelle pauvreté touchent encore d'importantes fractions de la population. Mais le même risque de se retrouver au bord du chemin où avance l'histoire menace les Européens si ceux-ci ne s'organisent pas entre eux pour rassembler leurs moyens et apporter une réponse homogène a
ux grandes questions du monde.
L'unité européenne, une entreprise morale
Sans doute, aujourd'hui, des problèmes d'un nouveau type se posent dans le décor européen qu'a planté Jean Monnet.
Quel type de civilisation voulons-nous promouvoir? Quelles valeurs les Européens incarnent-ils dans un univers où la violence et l'arbitraire l'emportent souvent sur la conciliation et le droit? Les résurgences du nationalisme et de la xénophobie dans certains secteurs de l'opinion publique européenne traduisent les inquiétudes des uns devant la longueur et les effets de la crise économique. Pour d'autres, les tentations extrémistes ou les réflexes d'exclusion marquent l'affaiblissement du consensus sur les règles du jeu communes qui régissent nos systèmes politiques. La définition et la promotion des critères de l'identité européenne sont une des tâches principales qui attendent les gouvernants européens. L'Europe économique et l'Europe politique évoluent conjointement dans la même dynamique qui doit mener à l'Union européenne. L'Europe culturelle, l'Europe du quotidien, celle des hommes et des citoyens en sera à la fois l'aboutissement et le moteur car aucune construction institutionnelle ne sera durable e
t solide si elle ne bénéficie pas du soutien populaire et de l'adhésion des forces sociales. Or, Jean Monnet fut l'un des premiers à comprendre et à faire comprendre que le principe d'unification européenne procède essentiellement de la recherche d'un nouvel humanisme. L'esprit de domination et de supériorité a ensanglanté le continent pendant des siècles. Les guerres se sont succédé comme soumises à la fatalité d'un cycle, la victoire des uns engendrant l'aspiration à la revanche des autres. Briser ce cercle vicieux, établir entre les États européens les mêmes relations fondées sur l'égalité et l'arbitrage qui régissent les relations entre les individus dans le cadre des sociétés démocratiques, telle était l'ambition de Jean Monnet. Agissant dans cet esprit, le père de l'Europe s'est fait le promoteur d'une nouvelle morale et a misé sur l'homme et sa capacité à progresser en tirant les leçons des expériences les plus douloureuses.
»Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes , ainsi a-t-il sous-titré ses Mémoires pour rappeler que la construction communautaire n'est pas une entreprise technocratique, mais qu'elle s'adresse avant tout aux hommes et fait appel autant à leur coeur qu'à leur raison.
1992, le rendez-vous décisif
Procéder par étapes, définir les lieux stratégiques où doit porter l'effort, insuffler une dynamique nouvelle et créer ainsi une perspective à laquelle les acteurs politiques, économiques et sociaux se préparent, tels étaient les grands principes de la méthode de Jean Monnet. Les premières Communautés, celle du charbon et de l'acier en 1951, et celles de la Communauté économique européenne et de l'Euratom en 1957, en portent la marque.
Aujourd'hui, la Communauté européenne se prépare à franchir une étape décisive sur la base de lActe unique européen adopté en 1986 et fixant à 1992 la mise en place d'un vaste espace humain, économique et social.
320 millions d'Européens disposeront de nouvelles chances dans leurs activités professionnelles, de droits supplémentaires en leur qualité de citoyens communautaires. Les entreprises et les professions, le capital et le travail seront en mesure d'évoluer dans un cadre libéré de toute entrave, à la mesure des grands marchés intérieurs de leurs concurrents directs, aux États-Unis et au Japon. Cette perspective à laquelle la Commission présidée par Jacques Delors, stimulée et soutenue par le Parlement européen, se consacre depuis 1985, s'inscrit dans le grand dessein de Jean Monnet. Elle en épouse la méthode, elle en rejoint la vision, elle apporte un second souffle, adapté aux nouvelles conditions de notre temps, à la construction européenne initiée en 1950.
C'est aussi rendre hommage à Jean Monnet que de travailler à la concrétisation de cet objectif, qui appelle de nos gouvernants et des institutions européennes une volonté et un effort comparables à ceux qui furent nécessaires aux premiers batîsseurs.
Un guide pour l'action de demain
Existe-t-il un secret dans la réussite de Jean Monnet? Le bilan des actions les plus fécondes qu'il a menées au cours d'une longue carrière, dès 1914, quand il organisa le transport maritime interallié, jusqu'en 1974, date de la naissance du Conseil européen, porterait à le faire croire. Pourtant Jean Monnet est l'homme de la clarté et de la simplicité. S'il a contribué à influencer le cours des événements mondiaux, s'il s'identifie aujourd'hui à la naissance de l'Europe communautaire, c'est parce qu'il a fait preuve des qualités d'invention et d'opiniâtreté qui sont la marque des grands créateurs. Sa certitude dans la nécessité de l'union, sa capacité à utiliser au mieux les circonstances pour faire progresser concrètement ses buts, son pouvoir de conviction exercé auprès des hommes politiques chargés de la décision expliquent en partie ses succès. La vie de Jean Monnet est riche en péripéties, qui nous apportent nombre d'enseignements sur la conduite à tenir, aujourd'hui et demain, pour faire progresser le
processus d'intégration. Comme le souligne Jacques Delors, »nous n'avons pas fini de puiser dans l'héritage de Jean Monnet les inspirations et les méthodes indispensables à l'action au service de notre Europe .(1)
(1) Préface à "Jean Monnet, l'inspirateur", par Pascal Fontaine, Editions J. Grancher, 1988